« Le respect du passé, la vision du futur. »
Pour comprendre l’intelligence et le foisonnement créatif que représente le rap à Montréal aujourd’hui, il faut poser ses oreilles sur un des groupes les plus pertinents et innovants mais aussi le plus adulé du Québec, Loud Lary Ajust. Trio composé de deux emcees, Loud et Lary Kidd et d’un producteur Ajust, qui en deux disques déjà considérés comme classiques, Gullywood puis Blue Volvo, et quelques EPs sont devenus le groupe figure de proue d’une nouvelle génération qui ne se bride pas dans l’innovation et la quête de nouvelles perspectives musicales.
Rencontrés à l’occasion du Festival M pour Montréal, le groupe invente une nouvelle façon de rapper, en mêlant anglais et français, ils ouvrent un champs de rimes, de flows et de musicalité rarement entendu dans le rap francophone auparavant. Ils ne sont pas les premiers à avoir expérimenté ce mélange des genres et des langues (Sans Pression, Alaclair Ensemble pour évoquer 2 époques), et tout jeune issu de la montréalité actuelle est habitué à terminer ses phrases par un anglicisme. Néanmoins ils ont maîtrisé ce métissage linguistique mieux que personne.
Au coeur d’une polémique sur l’identité québécoise, qui vit l’emploi de l’anglais comme une assimilation, c’est artistiquement que Loud Lary Ajust a trouvé sa meilleur réponse, leur dernier titre en date, Jour 1, est un banger qui mériterait de faire le tour du monde.
Seulement voilà, en parlant anglais le groupe se coupe de son public français, quand même très rarement bilingue, et en conservant du français du Québec dans le texte il ne bénéficie pas non plus du rayonnement international que peuvent espérer les rappeurs de Toronto. Résultat rien n’est plus Montréalais et identitaire que le réalité rap de Loud Lary Ajust…
Et si le rap québécois tenait enfin ses légendes ? Processus créatif, rapport à leur ville, à leur écriture, rencontre avec le groupe.
L’interview se déroule quelques jours après les attentats à Paris, j’ai par conséquent passé beaucoup de temps à définir ce qu’était le 11e arrondissement à Paris aux différentes rencontres de Montreal. En retour ces derniers me décodaient aussi les différents quartiers de la ville, c’est la raison pour laquelle je voulais savoir d’où vous venez à Montreal pour comprendre d’où vient votre musique.
Loud : Ahuntsic pour Lary Kidd et moi et Outremont pour Ajust…
Lary : On vient de familles modestes dans de jolis quartiers…
Loud : Mais notre musique n’a pas été directement affectée par ces quartiers.
Lary : Je pense pas du tout qu’on puisse attribuer à notre album une vibe d’Ahuntsic, notre musique récente n’est pas si référencée et si précise géographiquement, d’autant qu’on vit tous en centre ville maintenant.
Mais vous dites quand même « Montreal made me » …
Loud : Oui voilà notre ancrage dans cette ville se fait de manière plus large, nous sommes des enfants de Montréal dans son ensemble et d’abord pour la langue. Montréal est une ville bilingue donc on a grandi en étant au contact des deux langues. Ce qui se retrouve dans notre façon de rapper. Et puis on est proches de NY, de la culture US et comme on a été rapidement intéressés par le rap, c’est une influence qui est assez forte dans nos vies.
A quel moment vous avez justement senti cette affinité particulière envers le rap comme moyen d’expression ?
Lary : Ça s’est fait naturellement, parce que c’est ce qu’on écoutait, mais aussi parce que ça nous est toujours apparu comme simple. C’est la facilité : c’est un medium hyper accessible. Avec un micro, une carte son, un ordinateur tu peux créer, t’exprimer, et comme c’est l’ère d’internet aussi te faire entendre. La volonté de s’exprimer a toujours été là, et on écoutait que du rap à cette époque, le contexte socio-culturel dans lequel on évoluait à cette période a fait qu’on s’est mis à faire du rap.
À la fois le respect du passé et la vision du futur.
Et une certaine volonté d’écrire ? Une prise de conscience de la musicalité des mots ?
Loud : On n’a jamais écrit avant de faire du rap… C’est en me mettant à rapper que j’ai réalisé cette affinité que j’avais avec les mots, on a vraiment découvert un moyen d’expression en fait avec le rap.
Lary : On s’est découvert en faisant ça. Avant de faire du rap on ne faisait rien, on s’est vraiment accomplis et découverts par cette musique. C’est à dire, qu’avant de créer, de faire du rap, vers 14-15 ans, c’est limite si on snobait l’art, c’était comme « plate» (expression québécoise qui signifie plus ou moins ringard NDLR), on préférait être « rue ». A travers cette musique, on a découvert tout le potentiel de la liberté de création que ça impliquait, ça a tout changé pour nous, aussi bien personnellement que dans notre rapport à l’art.
Vous parlez d’une sorte de rejet de l’art et pourtant il y a plein de références artistiques ou même philosophiques dans vos textes, Il y a Degas et Nietzsche dans un même couplet par exemple.
Lary : Ces références sont soit dûes à la rime, soit à cette volonté de ne rien se refuser dans les thèmes abordés, par exemple, j’ai eu une obsession avec Degas et je crois que je l’ai calé dans 3 couplets, en fait, j’étais fasciné par l’idée que lui soit autant obsédé par les ballerines…
Dans votre rapport à l’écriture, il y a vraiment une certaine littérature, un même champ lexical, des leitmotivs, des thèmes (drogue, déprime et arrogance, chambre 212…) qui reviennent. C’est naturel ou vous vouliez créer une ambiance littéraire ?
Loud : On l’a réalisé en terminant le 1er album, et face à la réception de Gullywood, on l’a constaté au moment de l’objet fini, mais ça n’était pas prémédité. On était presque dans un élan semi-défaitiste en créant ce disque, et quand on l’a vu prendre forme, comment tout se goupillait, comment les gens l’on analysé, découvert, on a constaté la cohérence de ce projet et que ça marquait une identité. Du coup on a réalisé le potentiel de ces registres d’écriture et de composition pour Ajust et c’est pour ça qu’on a continué de l’explorer.
Lary : Et pour la drogue, c’est un phénomène qui est autour de nous, pas forcément ressenti ni vécu à 100% mais c’est inévitable d’en parler, on ne peut pas passer à côté de ça. Si tu veux conter la réalité de notre vie et notre ville à nôtre âge tu ne peux pas l’occulter. Sinon tu passes à côté d’un des aspects majeurs de notre génération.
Loud : Ça rend le drame plus réel. Par contre on n’a jamais composé ni écrit sous drogues.
Ce gimmick de la chambre 212 et des Candlewood Suites : d’où ça vient ? Il y a une raison précise ?
Loud : Ca vient d’une soirée légendaire entre nous. Une inside joke et c’est devenu un symbole, une mythologie collective. Et puis à l’origine, c’était dans un building près de là où on traînait plus jeunes, Ahuntsic, il y avait une porte 212 où se vendait du crack, on entendait les crackheads dire « on va au 212 ». Et ça collait avec cette fameuse atmopshère de soirée… (Ils restent évasifs…NDLR)
Nous, on écoute vraiment plus du tout de rap français…
Hier, j’étais en Interview avec Dead Obies : on a parlé de Gullywood, qui est un disque important à leurs yeux. En tant que français, je trouve qu’il y a un truc particulier ici : Il n’y pas de grande légende intouchable comme nos IAM, NTM, Booba… Est-ce que vous pensez appartenir à une nouvelle génération, une nouvelle scène avec une vraie identité rapologique de MTL, ou de participer à un héritage?
Loud : Aujourd’ui on fait partie d’un mouvement, mais ça s’est fait malgré nous, pas dans le sens où on ne veut pas en faire partie, mais dans le sens où on a pas cherché à le créer avec d’autres artistes. A l’époque il n’y avait pas réellement de courant, mais c’est vrai que ce qui en a découlé peut être associé à une scène, par exemple Vlooper avec qui on joue ce soir… Mais rien n’a été pensé en amont.
Lary : On est issus du même contexte socio-culturel avec Dead Obies, on a le même âge on est nés aux mêmes endroits, on a lu les mêmes livres, vus les films, écouté les mêmes disques, on a eu un même background culturel et on a le même goût pour l’art. Dead Obies c’est des gars comme nous… Donc naturellement ce qu’on allait proposer devait se rejoindre un peu.
Ajust : C’est fou parce que ce disque est à la fois très réfléchi et très instinctif, en fait une fois qu’on avait cerné le concept, Gullywood (une contraction de Gully qui signifie « sale », « cru » provenant de la rue et Hollywood NDLR), c’était une grosse partie de plaisir. J’ai l’impression de pas avoir réfléchi en le faisant, c’était pas vraiment une ambiance de travail, on l’a juste fait.
Loud : En ce qui concerne la continuité du rap québécois, oui il y a quelques références d’un héritage, Sans Pression pas exemple, il y a quelque grosses phases, des couplets mythiques qu’on « quote » aussi avec des petits clins d’oeil, mais ça n’a rien à voir avec nos influences américaines. Mais je ne pense pas qu’on soit une continuité de ce mouvement. En fait il y’a eu un âge d’or du rap québécois, puis un grand creux, et nous on est arrivés après mais vraiment sans continuité je pense. Peut être parce que nous, on écoute vraiment plus du tout de rap français…
Je trouve aussi qu’il y a une identité très musicale à MTL : on pense notamment à un mouvement : Piu Piu, en tant que producteur, est-ce que d’après toi il y a un style de prods propre à Montréal ?
Ajust : Il ya certainement un son, mais moi à la base je faisais pas trop partie de ce mouvement là, j’ai commencé directement en travaillant avec Loud Lary Ajust. Dès le départ, j’étais attiré vers le rap, plutôt que juste des instrumentaux. Mais je pense qu’il y’a un son de MTL, y’a une sonorité spéciale, depuis quelques années c’est vrai, je pense à Da-P par exemple, ce sont des gens qui ont plus sortis des beats et ont rapidement été DJ.
Mais ce côté à part que tu as on le sent aussi pour tout le groupe, Il n’y a presque pas de feats, vous avez votre alchimie tous les 3, vous êtes auto-suffisants en termes de créations ?
Lary : Oui, et tu serais étonné de voir à quel point cette alchimie est naturelle : il envoie un beat, on se consulte même pas et ça se construit tout seul, c’est comme un don qu’on a tous les trois.… C’est fou parce que quand on l’a rencontré on a trouvé le beatmaker dont on rêvait, avec à la fois le respect du passé et la vision du futur.
Ajust : Il y a un défi quand tu produis un album et que tu es seul à la production, ça t’oblige à tout penser de A à Z. Faut vraiment varier, changer de registre pour que le disque ne sonne pas toujours pareil.
Je sais qu’il y a eu des polémiques autour du mélange entre anglais et français… (Ils explosent de rire… Ah bon ? Car ils n’ont eu de cesse d’être critiqués pour ces choix NDLR) Mais la meilleure réponse est souvent artistique, et c’une une vraie innovation car flows et rimes sont décuplés par le mélange des deux langues. Qu’est ce qui vous a poussé vers ce parti-pris artistique.
Loud : En effet, tu te retrouves face à deux champs lexicaux complets ce qui permet beaucoup de rimes, mais en fait ça vient surtout du fait qu’on écoutait que du rap américain. Au départ on rappait en anglais ou en français, c’était différencié quand on avait quinze ans…
Lary : On écoutait du Dipset et du Lil Wayne… On enregistrait dans le sous-sol de nos parents. On a très peu rappé qu’en anglais par contre… Mais je ne saurais jamais vraiment mettre le doigt sur le moment où on est passé au franglais, mais c’est survenu assez tôt. On le faisait en fait naturellement parce que les expressions anglophones sont dans notre langage parlé, mais, on en trouvait déjà dans du rap québecois depuis longtemps…
Loud : Mais nous on a commencé a en utiliser beaucoup, c’est peut être la quantité qui fait que ça choque davantage. On aimait ces rimes, ces tournures de phrases jusqu’à ce que ça devienne un vrai style.
En France, Beaucoup de rappeurs emploient des mots en anglais mais plus pour boucher une rime dans un couplet. Le français est très dental et le flow américain très fluide mais vous vous arrivez à les superposer, comment vous l’expliquez ?
Lary : C’est vrai que le rap français sonne très carré, agressif, sur la dentale, c’est à croire qu’ils sont tous vraiment fâchés, (rires). L’anglais qu’on parle ici est proche de celui des US… mais c’est surtout notre québécois qui est plus mou que le français international. C’est quand même déjà un créole, notamment dans les intonations, ça donne plein de possibilités, mais en même temps nous aussi on est confrontés à cette difficulté, parce que comme on cherche toujours des flows qui glissent on a quand même tendance à mettre de moins en moins de français, et il faut revenir sur les morceaux pour y mettre davantage de français, l’anglais peut rapidement devenir une facilité et c’est une facilité qu’on refuse.
Votre musique joue beaucoup sur le contraste : clinquant et sale (Gullywood), beaucoup d’ego-trip et une sorte de déprime latente. Pourquoi cette ambivalence ?
Loud : On aime les symboliques fortes et donc les extrêmes qui en découlent
Lary : On voue un culte aux rock stars déchues. Alex est fou du rock des 80s, de son exubérance, avec des hauts et des bas extrêmes.
Loud : En fait je cherche toujours l’équilibre, c’est vraiment un concept qui m’obsède en musique, un album qu’ego-trip c’est vide, un truc dark c’est trop lourd… Donc on s’équilibre aussi d’un emcee à l’autre, et puis parfois la chanson commande un mouvement…
Si les rappeurs de Loud Lary Ajust ne s’intéressent plus au rap français, il est en revanche capital que la France commence à s’y intéresser.