Depuis 1998, le Festival Gnaoua et Musiques du monde fête la singularité de la musique gnaoua, ses origines métissées, ses vertus thérapeutiques, ses fusions toujours plus audacieuses. Après trois ans d’absence et avec une quarantaine de concerts sur trois jours, les festivités reprenaient ce week-end sur la côte Atlantique du Maroc.
« Il y a le monde visible. Et le monde invisible. Certains, dans les lilas que nous organisons, viennent chercher leur couleur, leur djinn, leur esprit — c’est la même idée. Ils ne la connaissent pas d’avance. Ils l’ont en eux, mais ne le savent pas encore. Certains ont deux couleurs, d’autres une seule. Ils la rencontrent quand ils entrent en transe. Parfois, certains guérissent d’un mal, mais moi, je n’y suis pour rien : je ne fais que jouer de la musique ».
Abdeslam Alikane est l’un des maâlems — littéralement « celui qui sait » — les plus célèbres du Maroc. Directeur artistique d’un festival qu’il a contribué à fonder il y a 26 ans, le leader du groupe Tyour Gnaoua, qui a même signé en 2000 avec Peter Gabriel et Ray Lema l’album Safi, est reconnu comme l’un des grands maâlems guérisseurs. Ceux dont le chant et dont la pratique du guembri (instrument à trois cordes pincées et au son envouté) participent à la guérison de celles et ceux qui croient en l’existence des esprits, des mondes parallèles, des réalités alternatives, ou qui croient simplement que guérir est possible. Une musique qui touche ceux qui ont mis dans l’art des Gnaouas — que l’on peut aussi écrire « Gnawas » —, genre d’intermédiaires entre le monde du réel peuplé d’humains et celui du surnaturel peuplé de génies, l’espoir de trouver les traces menant vers d’autres chemins.
Le visible. L’invisible.
Les Gnaouas ? Les descendants d’anciens esclaves originaires d’Afrique subsaharienne (Soudan, Mali, Guinée, Sénégal, Ghana, Niger…), arrivés au Maroc au 16ᵉ siècle (de Casablanca à Rabat, de Fez à Tanger, de Marrakech à Essaouira) et qui, en miroir à ce que firent plus tard les esclaves africains envoyés aux États-Unis avec ce qui deviendra le blues, amenèrent avec eux des coutumes, des rites, une médecine, des diverses formes d’animisme, des chants, une nostalgie des terres perdues. Une musique.
Au fil des siècles, les Gnaouas se sont rassemblés dans des confréries musulmanes où la mystique est magique, où la transe est centrale, où les coutumes sont codifiées. Aujourd’hui partie intégrante de la culture marocaine, qui a assimilé et adapté une partie de ses bases, notamment en la rendant cohérente avec l’Islam — c’est comme cela, aussi, que les cultures se métissent —, le Gnaoua est même, depuis 2019, inscrite au Patrimoine Immatériel de l’Unesco. Pour une musique enregistrée pour la première fois sur cassette audio dans les années 70, l’exploit n’est pas moindre.
Rendez-vous authentiquement marocain aux racines profondément africaines
Une reconnaissance mondiale qui n’aurait sans doute pas été possible sans le Festival Gnaoua et Musiques du monde, un « rendez-vous authentiquement marocain aux racines profondément africaines », comme le résume très bien sa productrice historique Neila Tazi, qui a contribué, à force d’efforts, à démarginaliser une culture qui aurait pu, et comme tant d’autres, être rayée de la carte par le fait de la grande autoroute de la mondialisation qui relie si vite les uns aux autres… mais souvent dans une même et unique direction.
« Le métier de gnaoua s’est professionnalisé avec les débuts du festival »
Maâlem Abdeslam Alikane, programmé samedi soir sur le toit du magnifique Borj Bab Marrakech, pour une association avec le guitariste et compositeur Torsten de Winkel, le trompettiste Sulaiman Hakim et Zouhair Amkas à la batterie : « Je dirais que le métier de gnaoua s’est professionnalisé avec les débuts du festival. Avant, ils ne jouaient que dans la maison, dans les lilas. Le métier de la scène n’existait pas, la communication avec le public était inexistante. On a passé trois ou quatre éditions à tâtonner… Au début, sur cinq choristes, il pouvait y en avoir seulement trois qui chantaient dans le micro. Les autres, personne ne les entendait ! Après, ça a été mieux. »
Beaucoup mieux, même. Après trois ans d’absence (la faute au Covid, évidemment), ce sont en effet près de 300 000 personnes qui se sont pressées en cette édition 2023 au sein d’une ville qui ne compte pas 80 000 habitants à l’année. Une quarantaine de concerts, du Gnawa Diffusion leadé par le Grenoblois Amazigh Kateb (fils de l’écrivain algérien Kateb Yacine), au superbe quatuor palestinien d’ouds et percussions Trio Joubran (vu aussi au Borj Bab Marrakech, avec soleil couchant, mouettes crieuses et public ravi). « On a un public gnaoui qui aime la musique gnaouie. C’est un grand mélange entre des gens qui viennent d’Occident, des différentes régions du Maroc… de partout. ».
Le monde au Maroc
Sur place, c’est effectivement saisissant. Et dans les ruelles étroites de la médina d’Essaouira, entre les chats maigrelets et chapardeurs, les poissons qui se vendent par centaines au marché et leur carcasse que l’on retrouve ensuite dans les caniveaux, les étoffes qui pendent comme du linge qui sèche au soleil, les étales de viande, d’étoffes, de reliques made in Morocco qui apparaissent et disparaissent à l’improviste, on parle arabe, français, anglais, allemand, italien, espagnol. C’est le monde qui se rend sur la côte Atlantique du Maroc. Ça grouille, ça se bouscule, mais sans heurts. Ça vit, à certains moments, à une vitesse qui pourrait donner le tournis, mais donne plutôt envie, en réalité, de continuer à tourner. Les portes (« Bab » en arabe) qui quadrillent et parsèment la ville, se ressemblent toutes au début. Puis, on les distingue.
300 000 personnes donc. Pas toutes en même temps, mais c’est à peu près le ressenti au moment de la grande et traditionnelle parade d’ouverture, qui part de la Bab Doukkala jusqu’à la Bab L’Magana et qui voit défiler une trentaine de compagnies gnaouies venues de tout le Maroc accueillie par une foule véritablement en liesse, troupes que l’on retrouvera un peu partout, sur les grandes scènes ou sur les places, pendant les trois jours.
Des gosses sur les toits, des mouettes dans le ciel, l’accent des qraqebs (ces percussions dont le son est proche de celui des castagnettes espagnoles), les bruits lourds des tambours. Pour le profane comme pour l’initié, c’est un moment d’une intensité rare. Les yeux sont grands ouverts et les smartphones tentent, eux, de capter ce qui n’est pas captable. Comme les larmes de cet ado qui, à force de les sentir monter aux coins des yeux, les laisse finalement couleur le long des joues. Trop d’émotion d’un coup. Pas de filets de sécurité pour maintenir les distances, malgré quelques agents qui, dans l’assistance, évitent les collisions entre ceux qui jouent et ceux qui en profitent. Les musiciens sont pour tout le monde et la musique gnaouie aussi.
Tout au long du week-end, des concerts sont donnés Place de l’Horloge, Place El Khaima, Place Orson Welles — le réalisateur et acteur américain a tourné son Othello de 1952 à Essaouira. À chaque fois, les mêmes scènes de liesse, où le public vibre sous les coups des tambours, des qraqebs, des ghaitas (famille des hautbois) qui ensorcellent, font communier, soulèvent les locaux et les visiteurs en un battement de cil. C’est une grande fête à ciel ouvert qui, durant trois jours, se déroule ici. Et lorsqu’elle ralentit, l’espace d’un instant, on entend les mouettes dont le chant répond à celui des muezzins. À chacun sa prière.
Rencontres
Le jeudi soir, à l’entrée de la médina, la foule se retrouve sur la grande Scène Moulay Hassan, pour assister au concert d’ouverture, celui qui propose une création inédite entre les Maâlems Mohamed et Saïd Kouyou et les Tambours du Burundi Amagaba, Jaleel Shaw et Sanaa Marchait — 25 artistes sur scène ! Ces fusions, toujours exclusives, sont l’une des forces du festival : elles rappellent les origines de la musique gnaouie, métissée par essence, et proclame celle-ci en perpétuelle évolution, en quête de rencontres, de dialogues et de fraternité.
Parmi les plus attendues de cette édition 2023, celle des Amazones d’Afrique avec les voix de Mamani Keïta (Mali), Fafa Ruffino (Bénin) et Alvie Betimo (Congo), « super-groupe » panafricain initié en 2014 par Oumou Sangaré, Mariam Doumbia (Amadou et Mariam) ou Angélique Kidjo, qui célébrait la sororité et la nécessité de faire bloc face aux violences faites aux femmes sur la scène Moulay Hassan. Samedi, elles croisent leurs énergies avec celles d’une autre femme d’importance, Asma El Hamzaoui, l’une des seules femmes maalmas joueuse de guembri au Maroc, où la tradition veut pourtant que si c’est la femme qui organise le rituel, ce n’est pas elle qui joue de son instrument. Avec son groupe Bnat Timbouktou, une fusion emplie de luttes sociales, d’universalité et donc d’une sororité absolument totale.
Le lendemain, sur la même scène, la rencontre du virtuose de la musique Qawwalî pakistanaise Faiz Ali Faiz — chanteur habité et à la voix d’une amplitude délirante — et de l’Issaoua de Fès — mené par Zakaria Raziq, maître de tariqa Issaouia — restera incontestablement l’un des moments les plus vertigineux du festival. La voix de Faiz Ali Faiz rappelle celle des gipsy, du flamenco, les percussions celle de la musique râga. La route des Indes est longue : les peuples qui quittèrent les territoires Indo-pakistanais pour s’installer ailleurs furent nombreux à travers les siècles. Ceux qui chercheraient alors leur djinn, leur couleur, une lueur, l’ont peut-être trouvé à ce moment-là.
Populaire
Alors bien sûr, le soir devant la Scène Moulay Hassan ou dès le lendemain sur la Scène de la Plage, tout le monde n’a pas forcément en tête ces histoires d’esprits, de mysticisme, de promiscuité stylistique ou idéologique du Gnaoua avec le Zār égyptien ou le Stambali tunisien — musiques transcendantes et guérisseuses, elles aussi. Chacun ne cherche pas la voix de l’extase ou la nature profonde de sa couleur. Lorsque Selah Sue interprète son classique « Raggamuffin », il s’agit avant tout d’un très bon moment pop, blues, rock ou même hip-hop — le répertoire de la Flamande à la voix puissamment soul est décidément d’une richesse remarquable. Quand c’est Elias Ochoa — le « Johnny Cash cubain », membre émérite du célèbre Buena Vista Social Club — qui interprète son tube mondial « Chan Chan » — c’est une légende qui s’adresse à un public où chacun n’a pas forcément en tête l’importance de cet homme tout de noir vêtu au milieu de ces musiciens en blanc. La transe n’est pas à chercher ici. On ne l’y trouverait pas.
Il n’empêche. Dans la fosse, des ados lookés comme pour un concert de Shayfeen, dansent avec une joie communicative sur le concert des Maâlems Abdelkebir et Hichame Merchane, puis le lendemain sur ceux du Maâlem Houssam Gania. Des concerts qui séduisent, aussi, car beaucoup de morceaux qui y sont entendus et réinterprétés à leur manière par les maâlems — près d’une trentaine seront présents sur le festival — le sont dans des mariages, dans des fêtes, dans les rues du Maroc, dans des scènes de communion comme le vivent alors les Maâlems avec leur public. Des musiques que tout le monde connaît et sur lesquelles tout le monde a donc envie de chanter, de remuer, de partager. Ce mélange fait partie de l’un des grands charmes du festival : le public est transgénérationnel, va du gosse à l’ancêtre, du jeune garçon à la femme plus âgée. Les sourires sont contagieux et sur les têtes, il y a des casquettes, des voiles, des cheveux aux vents. Tous dansent, ou presque.
La musique des gens d’ici.
Yousra Mansour, qui forme le groupe Bab L’Bluz avec le Français Brice Bottin, a grandi au Maroc, et même habité à Essaouira, où elle a souvent assisté au festival. Elle rappelle qu’ici, « la plupart des gens baignent depuis tout petits dans la musique gnaouie. Essaouira est une ville qui bouge au rythme de cette musique. Les maâlems ou les lilas font partie du quotidien, ce n’est pas juste pendant le festival. Essaouira n’est pas une ville riche. Il y a peu d’activités alors, le seul refuge, à part la mer, c’est la musique gnaouie, qu’ils apprennent généralement à jouer jeune. À Essaouira comme dans le reste du Maroc, le Gnaoua rayonne. Il est écouté, aimé, et même enseigné. C’est la musique des gens d’ici ».
Des gens qui, le vendredi sur la Scène de la Plage, célébreront à leur tour la performance électrique, psychédélique et forcément un peu blues d’un groupe qui a décidé d’électriser son guembri — les solos de Yousra sont honnêtement impressionnants — et de mêler l’héritage gnaoua à une musique qui s’exporte encore ailleurs, vers le rock anglo-saxon ou même la musique maure traditionnelle. Fusion, rencontre, diaspora, encore et toujours.
Mais c’est au sein des concerts (très) intimistes que l’extase monte encore d’un cran. Le soir, à la nuit tombée et puisque ce sont à ce moment-là qu’elles se jouent (« lila » vient de l’arabe « leyla » qui veut dire « nuit »), on zigzague, on se perd, on se retrouve dans les ruelles de la médina à la recherche d’une maison ou d’un lieu saint (une « zaouïa ») où se déroulent donc les lilas, ces cérémonies qui peuvent durer plusieurs jours lorsque la transe gagne les corps mais qui, à Essaouira pour ce Festival Gnaoua et Musiques du monde, ne durent que quelques heures.
Sacré
Des heures néanmoins suffisantes pour mesurer la beauté, la force, le pouvoir d’attraction et de charme de ces cérémonies qui se jouent souvent assis (une dizaine de musiciens avec guembri, qraqebs et tambours s’y produisent) et s’écoutent perché, l’esprit dans les étoiles en quête, à Zaouïa Issaoua, à Bayt Dakira ou à Dar Souiri et devant les performances des maâlems qui s’y sont succédés, d’un petit quelque chose qui pourrait donc être un djinn, une couleur, une idée du sacré décidément présente à Essaouira d’une manière absolument troublante.
Vendredi, minuit passé à Zaouïa Issaoua, une femme, âgée et en tenue de fête — le jaune est manifestement sa couleur, qu’elle a trouvée —, se lève d’un coup. Elle est alors la seule à le faire. La danse débute tout de suite. Elle est concentrée, extatique, son front perle de sueur et son visage rougit. On lui apporte un peu d’eau et une serviette pour s’éponger le visage. Elle continue. D’autres la rejoignent. Une première. Et un deuxième. La plupart sont marocaines, marocains. La danse se poursuit, à plusieurs cette fois, bientôt à beaucoup. Chacun dans sa tête, chacun ensemble. Ce n’est pas encore une transe. C’est un partage. Bientôt, une vingtaine laisse le corps s’exprimer devant le maâlem et les musiciens qui l’accompagnent. Et puis davantage. La nuit, à Zaouïa Issaoua, débute de cette manière. Elle se poursuivra dans les lieux saints, sur les scènes de plage, sur les toits des musées d’arts, dans la scène montée à l’entrée de la médina ou à l’improviste et en comité surchauffé dans ces rues étroites, où ceux qui ne sont pas programmés par le festival — des musiciens souvent assez jeunes et pleins d’élan — veulent tout de même se produire et partager une musique qui se rapproche de toutes les musiques mystiques du monde, et qui s’éloigne de beaucoup par la force de son message.
Pour Neila Tazi, les maîtres-mots du festival ont en effet toujours été « égalité, liberté et universalité ». Pour une fois, ces mots-là ne sont pas vains. Ils le sont d’autant moins que, et comme nous le soufflait Abdeslam Alikane quelques heures avant le début des incroyables festivités de cette 26ᵉ édition du Festival Gnaoua et Musiques du monde : « cette liberté, chez nous, vient par le fait de la musique. C’est elle qui en est l’origine ».