Ce poète et romancier haïtien imagine la réussite d’une insurrection qui, sur son île natale, « décimera les têtes brûlées du mal, les néo-colons capitalistes pilleurs, violeurs et voleurs de terres, ou les pourvoyeurs de chefs d’État ». Du jamais vu depuis 1804 !
« Épée en main, j’avance », pouvait-on entendre cet hiver dans les rues de Port-au-Prince. Par centaines, des manifestants ont défilé plusieurs jours pour exiger la démission du président haïtien Jovenel Moïse, soupçonné de visées dictatoriales après avoir illégalement prolongé son mandat, obsolète depuis le 7 février. En décembre 2019, interrogé par Libération, le poète et romancier haïtien Makenzy Orcel déplorait déjà des « élections truquées », les « grandes familles » qui « enfoncent » le pays et la survivance de certains « barons » du système Duvalier. « Tant qu’on ne laisse pas les Haïtiens décider tous seuls de leur propre bonheur (ou de leur propre malheur), la terrible nuit socio-politique haïtienne aura encore de beaux jours devant elle. (…) Une élite méprise la culture nationale, n’investit pas dans la jeunesse, exploite les plus pauvres, place son argent (gagné ou volé) dans des banques étrangères. Le système tout entier est pourri, il faut tout refaire, changer de paradigmes (…) La politique a longtemps été considérée comme un domaine sale en Haïti, réservé aux menteurs, aux crapules, et l’arène des mecs. Il faut s’impliquer davantage, être sévère avec celles et ceux qui décident de notre présent et de notre avenir. »
Installé en France depuis dix ans, Makenzy Orcel, 37 ans, vient de publier deux livres. D’abord un long poème autobiographique, Pur-sang, aux éditions de La Contre-allée. Puis un roman, L’Empereur, aux éditions Rivages, ou le monologue d’un homme qui attend son heure après avoir tué son patron, écœuré qu’un grand escroc vaudou ait pu faire de lui « un mouton, un zombie, un anonyme ». Entre les lignes, retenons ce passage extralucide : « La maladie dont souffrait son fils ne pouvait être guérie par un médecin. Le monde tel qu’il est ne peut absolument rien pour vous. Il faut un médecin-feuille. Un parfait guérisseur traditionnel. Un houngan-guinen. Qui a des esprits qui voyagent dans sa tête… Cheval interlope, tu avais pris la mesure de la situation. (…) Après quelques singeries de faux magnétiseur, lecture des cartes du tarot suivie d’un saut dans le temps à travers le govi, appel des escortes multiples pour le sacrifice d’un cochon, tu affirmais que la lune allait mettre un peu de temps à montrer sa vraie face, que les dieux avaient beaucoup de dossiers à traiter, mais qu’ils avaient quand même eu la bonté de placer celui du gamin dans la pile des priorités. Ça ne saurait tarder. Puis tu avais tourné sept fois autour du baobab, et eu une vision. »
Cette vision, la voici. Depuis son « pied-à-terre ferme » de Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis), Makenzy Orcel saute dans le temps et imagine la réussite d’une insurrection qui, sur son île natale, la « délivrera de la vermine intérieure et extérieure » et « décimera les têtes brûlées du mal, les néo-colons capitalistes pilleurs, violeurs et voleurs de terres, ou les pourvoyeurs de chefs d’État ». Du jamais vu depuis l’indépendance de 1804 ! « Plus d’ultimatum, dettes, isolements internationaux, coups d’État, embargos, missions stabilisatrices, et des morts par milliers pour satisfaire la folie des autres. » Après dix ans de luttes acharnées, Haïti verra davantage de justice sociale, plus d’écoles et d’hôpitaux, une vraie politique agraire… avec deux alliés de choix : « Mèt Agwe, dieu des flots » et « Kouzen Zaka, dieu de l’agriculture ». Orcel situe cette utopie en 2134. Et si la révolte arrivait plus vite que prévue ?
Réalisation : Mathieu Boudon.
Image : Moloch tropical, de Raoul Peck (2010).