Lorsqu’un employé de l’Unesco introduit l’orgue analogique au Niger…
1974, République du Niger. Hamani Diori, président de la toute nouvelle république depuis l’indépendance du pays en août 1960, se trouve renversé par un coup d’État orchestré par l’armée (on accusait alors Diori de corruption et d’incapacité à gouverner), coup d’État qui portera au pouvoir le lieutenant-colonel Seyni Koutché, en charge de redresser un pays alors confronté à une sécheresse particulièrement dévastatrice…
Au Niger, un garçon cultivé
C’est dans ce contexte, mouvementé, qu’émerge la figure de Mammane Sani, un jeune fonctionnaire de l’Unesco jusqu’alors sans histoire mais au parcours impeccable (activités culturelles du samedi soir, école française de Niamey, École normale, enseignant au collège, avant d’être détaché à l’Unesco), amené à effectuer, via son employeur, quelques voyages lointains, en Asie et en Europe notamment. Issu, au sein d’un pays où le taux d’alphabétisation est encore dérisoire, d’une famille aisée et cultivée (un grand-père colonel durant la Première Guerre Mondiale, un père qui fut le premier bibliothécaire du Centre Culturel Américain…), il profite de chaque voyage pour élargir un esprit déjà particulièrement vif.
Au cours de l’un d’eux, en Europe, il se trouve confronté à l’objet qui bouleversera son existence : un orgue de la marque italienne Orla, qu’un délégué du Rwanda avait amené en séminaire avec lui afin d’en faire la démonstration. Séduit par l’instrument, qui n’est naturellement pas un orgue gigantesque comme on peut en trouver dans les Églises chrétiennes, mais bien un clavier reproduisant les sonorités traditionnelles de l’orgue (ce genre-là), Mammane Sani rachète l’orgue en question, devenant ainsi, sans doute, le premier Nigérien à posséder cet instrument-là dans le pays…
Plus tard, en 78, il se trouve confronté au synthétiseur, un instrument qu’il se procurera en revendant sa moto de l’époque. À Libération, il racontait il y a quelques années : « J’étais inspiré par le son de Booker T. & The M.G.’s. J (…) Très vite, ça a intrigué un ami de Télé Sahel, qui m’a bombardé en quelque sorte pianiste national en faisant de ma musique l’indicatif des programmes de la chaîne. »
Le passage régulier à la télévision, qui plus est sur la première chaîne du pays (l’émission porte le nom, relativement évident, de Mammane Sani et son orgue électronique), engendre un impact important. Mammane Sani devient rapidement une célébrité locale au Niger, et ce bien qu’il poursuive son travail à l’Unesco, ne pouvant vivre d’une carrière musicale qui aura finalement été réduite à peau de chagrin, donnant simplement quelques lives ponctuels, et la production d’un album, sorti sur cassette en 1978.
Jingles sonores & albums non-édités
Enregistré par la Radio Nationale du Niger, l’album de Mammane Sani et son orgue (c’est le nom complet du projet) verra le jour grâce à l’aide du ministère de la Culture, à l’origine de la production et du financement de cet album, enregistré en deux petites prises (dit-on) et destiné, à l’époque, à valoriser la musique moderne au sein d’un pays peu habité alors à autant d’avant-garde. Devenu véritable pièce de collection pour les amateurs du genre, cet album ne connaîtra pourtant en 78 qu’un succès modeste au Niger. Il en composera d’autres, des albums, mais ne parvient jamais à les sortir. À la place, il animera quelques mariages et cocktails, et, un peu plus rentable, produira quelques jingles sonores pour la télé, la radio, la publicité.
Désormais, un artiste « culte »
C’est cet album, « exhumé » en 2013 par le label américain Sahel Sounds et par son fondateur Christopher Kirkley (qui a découvert la musique de Sani dans les archives musicales de la capitale), l’un de ces archéologues insatiables de sons anciens, perdus, inédits (on peut citer aussi les labels Habibi Funk, Awesome Tapes From Africa, Music From Saharan Cellphones…), qui a remis en avant la figure de cet avant-gardiste absolu, auteur d’une musique obsédante, répétitive, bizarre, presque funky, maîtresse de son propre folklore, adaptation de rythmiques traditionnelles de la région du Sahel en quelque chose de plus moderne, de plus personnel, d’unique, le tout à l’aide de cet orgue synthétique récupéré au hasard des tracés. Au Niger, avec Mammane Sani, la musique électronique, ou un son qui s’en approchait en tout cas grandement, avait trouvé son premier édifice. Elle l’était aussi dans le même temps, un peu plus à l’ouest, au Cameroun, avec les créations, incluant le chant cette fois, de Francis Bebey, dont les disques furent ressortis au cours des cinq dernières années par Born Bad Records.
Chez Sani, désormais affublée, puisqu’il tourne pas mal en Europe, du terme d’artiste « culte » : quelques relectures de standards nigériens et internationaux (relectures qu’il proposait, avant, à la guitare), permettant au traditionnel et au moderne de se confronter, et quelques compositions originales, comme l’analogique « Salamatu », romance sans parole dédiée à sa petite amie de l’époque. Autre romance, celle que le Nigérien, s’apprête à vivre avec Nova, puisqu’on reçoit ce musicien véritablement d’avant-garde, d’abord à Paris, dans le Café Nova et dans Plus Près De Toi, le 18 janvier, puis le lendemain (19 janvier) à Poitiers, dans le cadre d’une Nuit Zébrée qui le verra également accompagné de Baxter Dury, de Sopico et de BRNS.