Entretien avec l’un des plus grands peintres au monde.
Il est considéré comme un des grands plus peintres au monde, un technicien extraordinaire, virtuose, cultivant dans ses tableaux le mystère et l’inquiétante étrangeté. Michaël Borremans, artiste belge de 50 ans, est l’objet d’une grande rétrospective à Bruxelles (1995-2013), au Palais des Beaux-Arts (BOZAR) jusqu’au mois d’août. La manifestation, qui comprend des huiles mais aussi des dessins et des films, ira ensuite à Dallas. On a eu la chance de rencontrer « the master » au 104 juste avant son vernissage, dont on vous offre également quelques images… Discussion avec un génie qui peint tout nu et vient de découvrir la bonne bière.
Tiens, vous prenez une bière, comme tous les Belges…
Détrompez-vous. Jusqu’alors, je détestais la bière. Et puis un soir, j’ai goûté celle qu’on considère comme la meilleure du monde : la Westvleteren. Elle est très rare, franchement difficile à obtenir car les moines qui la fabriquent n’en produisent qu’une quantité très limitée. Il n’y en a pas en magasin. Il faut se rendre chez les trappistes du monastère, téléphoner pour la réserver. Si des stocks sont disponibles, l’achat ne peut pas excéder un fût. Mais c’est divin.
Alors qu’on produit aujourd’hui des images en abondance avec la vidéo, la photographie, le numérique, pourquoi en rester au médium de la peinture ?
Vous dites « médium », mais la peinture est beaucoup plus que cela. Elle est un témoin. Elle a un immense passé et j’exploite ce poids historique en usant notamment d’allusions très indirectes. La peinture ne va pas disparaître. Elle est comme le pain, comme un marteau ; elle est une évidence capable de tout justifier, bien davantage que les autres techniques. J’utilise aussi la vidéo ou la photographie mais j’ai constaté que ces médiums contemporains étaient très vite datés, au bout de cinq ou dix ans. La peinture, de même que le dessin ou la sculpture, est d’une nature bien supérieure.
La sculpture bénéficie néanmoins, grâce à l’imprimante 3D, d’un développement potentiel incommensurable, non ?
Absolument. Les nouvelles technologies offrent des possibilités hors du commun et on va voir surgir des œuvres et des objets culturels, des pièces d’architecture inédites, des choses pour l’instant inimaginables. Moi-même, je fais déjà des expériences. Je joue avec les échelles, j’agrandis des choses minuscules. Je ne peux pas encore décrire ce dont il s’agit car j’en suis à la phase de laboratoire. Mais en effet, je trouve fascinant que l’on puisse procéder des accroissements gigantesques, démultiplier les moules et modifier les matériaux. C’est sans limite.
Est-ce que vous pouvez nous décrire la manière dont vous travaillez ?
J’ai deux ateliers, dont l’un se trouve dans une ancienne chapelle, où les objets liturgiques ont disparu Je peins mieux quand je m’astreins à une sorte d’ascèse : pas de dispersion sociale, et une hygiène de vie équilibrée. J’attends toujours avant de me mettre à peindre, je retarde mon plaisir, je le retiens ce moment jusqu’au moment où ce n’est définitivement plus possible. C’est un peu comme un orgasme, où l’on résiste au maximum pour gagner en force. J’ai par ailleurs des rituels…
« Dorénavant, je peins nu »
C’est-à-dire ?
Je dois me sentir à mon avantage, comme pour un rendez-vous. Il faut que je sois bien, en forme. Le rituel participe à cette mise en condition. Autrefois, je revêtais un costume, mais la magie s’est rompue. Dorénavant, je peins nu. C’est un état d’honnêteté totale où l’on ne couvre rien ! Il y a quelque chose de très étrange à recevoir les projections de peinture sur la peau… Mais dans cinquante ans, je m’habillerai peut-être en ballerine ou en indien, qui sait ?
A voir la qualité figurative de votre peinture, on vous imagine précautionneux, méticuleux et guidé par une pratique extrêmement pensée…
Disons plus exactement que ma préparation est très pensée, très murie puis qu’un sentiment d’enthousiasme, un désir irrésistible déclenche la phase d’exécution. Le cerveau est alors en suspens et que je me mets à danser. Peindre est une danse. Une danse très sophistiquée, où au moindre mauvais pas, tout est foutu. Je danse et il y a quelque chose de magique, car quand je peins bien, cela va très vite.
Il y a un concept dont le champ de la création contemporaine se méfie beaucoup et dont, à l’inverse, raffole le grand public : c’est celui de beauté. N’en êtes-vous pas, vous-même, un partisan farouche ?
C’est un élément que je considère comme nécessaire dans la peinture. Une beauté sincère qui ne peut se falsifier ou tourner au kitsch. Si une œuvre en manque, elle n’est pas pleinement réussie. Chez moi, la beauté réside dans la technique et la composition mais un tableau doit avoir beaucoup d’autres qualités et des entrées plurielles.
Parmi ces entrées, il y a notamment votre goût pour des sujets étranges, une dissonance qui ressemble à un mauvais rêve…
Mes peintures ont, en un sens, quelque chose de simple et familier, d’immédiatement attirant, que les gens apprécient. Et cependant, ils y perçoivent aussi une dimension très peu séduisante : une contradiction irrésolue entre fortune et infortune, bien et mal, amour et haine. Une bonne œuvre d’art n’est ni une réponse ni une question. Une bonne œuvre est un nœud.
« La Belgique est malade, j’y reste pour le climat »
De quoi votre regard sur le monde est-il à l’affût ?
De tout. Absolument tout. Je suis comme un loup, comme un prédateur et toute ma vie est focalisée sur ce but : traquer du regard et trouver les motifs qui m’intéressent. Même mes rencontres avec de nouvelles personnes sont sous-tendus par cet objectif.
Et est-ce que vous vous intéressez au fait social, à la chose politique ?
Oui, beaucoup. Je suis très préoccupé par la situation de la Belgique. Ce pays est gravement malade. Il est tout petit et l’on s’épuise en débats stériles pour se disputer les responsabilités. Discuter, ce n’est pas gouverner ! Quelle énergie perdue depuis vingt ans…
Pourquoi y rester dans ce cas ?
Pour le climat.
Vraiment ?
Oui. Le climat, la lumière. Je peins seulement à la lumière naturelle et celle-ci est comme un animal. Elle respire, change d’humeur. Une lumière artificielle est rigide et stérile. De même que quelqu’un savoure un cigare ou du vin, je savoure la lumière depuis toujours. C’est un miracle sans cesse recommencé.
C’est curieux : communément, on estime plutôt que les lumières les plus agréables sont au sud ou sur la côte ouest des Etats-Unis, non ?
Les plus belles lumières du monde sont dans les Flandres, en Angleterre, en Hollande, en Irlande, dans le nord de la France. Il y a des nuances exceptionnelles, des variations permanentes. On en trouve beaucoup moins du côté de la Méditerranée. Quant à Los Angeles, c’est très homogène.
Vous dégagez quelque chose de très atemporel… Comment jugez-vous la scène de l’art aujourd’hui ?
C’est une période extrêmement excitante. C’en est fini de la domination des dogmes, des genres, de la succession des « ismes » qui déterminaient les mouvements d’avant-garde. Désormais, ils peuvent cohabiter, coïncider. Un cycle historique s’est achevé et tout est potentiellement acceptable. Voilà qui est fantastique et me rend heureux d’être artiste dans le monde actuel.
Considérez-vous particulièrement certains artistes ?
J’aime les artistes qui sont un peu « wild », parce que moi, je suis trop sage : Thomas Ruff Thomas Schütte, Neo Rauch, Stan Douglas, Mac Carthy…
Et la superstar flamande, Wim Delvoye ?
Nous sommes amis, c’est un type formidable. Mais il est un peu daté « années 80 », je trouve.
Avez-vous fait école ?
J’ai des épigones, des gens qui essaient de m’imiter : la rançon du succès ! Mais je trouve cette démarche un peu triste, pas très intéressante. Partir de mon travail, pourquoi pas, mais pour aller plus loin et trouver sa voie…
« Pour une petite peinture, comptez 100 000 euros »
Interdit de copier, donc ?
Il faut copier, mais copier les maîtres. Moi, j’ai copié Rembrandt par exemple, j’ai copié de Goya une gravure des Proverbes, où j’ai compris qu’il n’utilisait que trois nuances de gris. Ce que tu apprends des grands artistes de l’histoire est incomparable. Il faut le constater par la pratique, l’expérience. L’observation ne suffit pas.
Et vous, diriez-vous que vous êtes un grand artiste, que vous avez réussi ?
Il est essentiel d’avoir une carrière. Pour certains artistes, c’est le but à atteindre. Pour moi, c’est un outil qui permet de montrer sa production.
Cela coûte cher une peinture de Michaël Borremans ?
Tout ce que je sais, c’est que pour une petite, il faut compter au moins 100 000 euros… Mais je ne suis pas plus au courant que cela. Ce n’est pas moi qui assure la commercialisation. Mes galeries s’en chargent et déterminent le prix. Je constate simplement qu’ils vendent quelques toiles et que je reçois beaucoup d’argent ! Je ne peux pas me plaindre, j’ai beaucoup de chance. Mais comprenez que je suis très exigeant avec moi-même. Il m’arrive très souvent d’effacer d’emblée ce dont je ne suis pas convaincu. C’est parfois plus compliqué : je suis juste pris d’un doute devant ma toile. J’attends alors une ou deux semaines. Quand je réalise in fine que cela ne me convient pas, la couche picturale a séché ; je la recouvre et produit une autre œuvre. Nombreuses sont mes peintures à en dissimuler d’autres !
Il n’y a donc aucune œuvre de Michael Borremans qui soient ratées…
Une ou deux, hélas. Mais pas plus. Il faut qu’à chaque fois que je me sépare d’un tableau, cela me fasse vraiment très mal. Si je n’éprouve pas ce déchirement, cela ne sort pas des murs. Chaque œuvre qui quitte mon atelier doit être exceptionnelle. L’argent que cela rapporte n’est ensuite qu’un dommage collatéral !