Évoquer Pierre Molinier, c’est parler d’une autre époque. D’un autre Bordeaux, celui des années 50, 60, 70. Celui de Chaban-Delmas à la mairie, des vieilles pierres pleines de suie, des mafieux qui règlent leurs comptes pétard au poing, de la rue Sainte-Catherine ouverte aux bagnoles et aux bus de la CGFTE, des meubles Bayle, des cinémas par dizaines, des portanières des Capucins et des dockers des Quais. Celui aussi, donc, de Pierre Molinier.
Mort en 1976, suicidé au revolver, le natif d’Agen fut d’abord peintre en bâtiment puis peintre tout court. D’abord, sans grand relief, avant de trouver son style – à cinquante ans passés ! – dans l’érotisme, avec un Grand Combat un peu abstrait mais surtout très coïtal qui fait son petit effet au Salon des Indépendants de Bordeaux. Une veine sexuée, sexuelle, fétichiste, que Molinier creusera pendant le quart de siècle qui suivra, par le recours à la photo, au collage et au montage, à la transformation physique et plastique, sans jamais faire mystère de son goût de la subversion, déclarant volontiers « mort à toutes les conventions et tous les conformismes ».
Aujourd’hui encore, l’effet de ces oeuvres réalisées à bras le corps (caverneux) reste – mot qu’affectionnait Molinier – « sensationnel » : cette exposition « Molinier rose saumon » qui lui est consacrée sera, du reste, interdite aux moins de dix-huit ans – une manière de se prémunir au mieux des récriminations, à l’instar de celles qui avaient frappé le CAPC en 2000 pour « Présumés innocents ».
C’est qu’à l’instar de Céline, Picasso et quelques autres qui suscitent tout sauf l’indifférence, la personnalité et le legs de Molinier sont ambivalents. Interlope, marginal, y compris chez les surréalistes, Molinier fonde et apporte quelques fantastiques visions à une esthétique queer fusionnant les genres. Adepte du travestissement, du photomontage, de l’implication personnelle, à la suite de Duchamp (Rrose Sélavy) et Claude Cahun, son activité détonnante, délurée, grinçante et obsessionnelle, aussi inventive que lascive, a ouvert des brèches décisives dans le bloc normatif – à toutes enjambées gaînées de bas de soie, depuis son antre de la rue des Faussets.
Aux côtés de Journiac ou de Copi, il inspirera une multitude d’artistes qui reprendront son flambeau. Punks ou théoricien.ne.s, des figures de l’Art corporel à la scène drag, c’est toute une foule de disciples, revendiquant ou non son héritage, qui s’inscrivent à sa suite ; des artistes et des activistes dont certain.es – Orlan, Maïa Izzo-Foulquier, H·Alix Sanyas (Mourrier) ou Mirka Lugosi – seront ici mis.es en regard avec les oeuvres de Molinier pour d’utiles jonctions, d’intéressantes actualisations, de pertinents décalages.
Mais il faut aussi dire que, tout à cette confusion entre l’oeuvre et l’artiste, l’arc-en-ciel de Molinier, grisant et flamboyant dans ses meilleurs moments, peut aussi arborer des teintes plus glauques. On s’épuiserait à dresser l’inventaire des anecdotes qu’il charrie avec lui, et qu’il a complaisamment relayé, sinon fabriqué de toutes pièces.
Glacis au sperme, érotomanie frénétique, fabrication d’un joug pour s’adonner à l’autofellation, flirts avec la nécrophilie, quand ce n’est pas l’inceste qui se mêle à la danse : difficile de démêler dans cet entrelacs de récits épate-bourgeois, d’ahurissants paratextes, de racontars pervers, la part du sordide et celle de la légende, le réel et le fantasmé – y compris pour Molinier lui-même, au gré de ses rodomontades ricanantes, modelant, réinventant sa vie comme son identité ou ses montages photos.
Complexité, ambiguïté, Molinier : mignon.ne, allons voir si le rose, entre fleurs et épines, sied à ce « grand-père infréquentable » de la contre-culture LGBT, de l’underground bordelais, du dérangement tous azimuts, étiqueté Pas-sage du désir.