À Jazz à Vienne, rencontre avec une légende de la sono mondiale : le père de l’éthio-jazz Mulatu Astatke, auteur d’une performance remarquable samedi soir au Théâtre antique de Vienne.
Mulatu Astatke est l’inventeur de l’éthio-jazz et ce précisé biographique très vite jeté suffit à résumer l’importance du musicien, compositeur et chanteur dans l’histoire du jazz, de la musique africaine, de cette sono mondiale que nous défendons sur Radio Nova depuis des décennies.
Dans la légende
Né à Jimma, en Éthiopie, c’est dans les pays anglo-saxons, à Birmingham et à Londres d’abord, puis à New York et Boston, que Mulatu Astatke, percussionniste de formation qui joue aussi du vibraphone et des congas, apprend la clarinette et l’art de la composition, art qu’il maîtrise si bien qu’il deviendra le premier étudiant africain du Berklee College of Music, l’une des plus grandes écoles de musique privées des États-Unis, ce qui n’est pas rien. Nous sommes à l’interstice des années 50 et des années 60 et les choses, pour les musiciens africains, commencent gentiment à bouger.
Dans le nord des États-Unis, et parce qu’il a notamment découvert, aux côtés d’un certain Duke Ellington, la musique jazz, il fonde avec quelques camarades (le trompettiste et pianiste Rudy Houston, qui joua avec Yambu, et Felix Torres, qui accompagna La Sonora Ponceña) The Ethiopian Quintet, un projet formé avec des musiciens éthiopiens, latins et afro-américains.
Fusion
À son retour en Éthiopie à la fin des années 60, à Addis-Abeba, il fusionne le jazz appréhendé en Amérique, les musiques latines envisagées aux côtés de ses compagnons du Ethiopian Quintet, et les musiques folkloriques éthiopiennes. C’est le début de l’éthio-jazz et pour l’Éthiopie, le début d’une révolution musicale.
Jusque dans les années 90 et la sortie des compilations Éthiopiques sous la direction de Francis Falceto chez Buda Musique, le succès d’Astatke est essentiellement local. Ces compilations, pas seulement consacrées au « Godfather de l’ethio-jazz » — c’est grâce à elles que l’on découvre aussi la carrière d’un artiste comme Mahmoud Ahmed —, font circuler la musique éthio-jazz ailleurs, et notamment en France, où le genre connaît alors un succès notable.
Mais c’est l’apparition de certains des titres d’Atsatke sur la bande son du Broken Flowers (2005) de Jim Jarmusch, avec Bill Murray, qui fait définitivement décoller, à l’international, la carrière de cet Éthiopien qui débute alors un tour du monde destiné à promouvoir ce genre tellement singulier. L’artiste devient une star des musiques alternatives et l’incarnation de ces musiciens capables de faire se rencontrer les cultures, les musiques, les mouvements.
Un octogénaire en tournée
À 80 ans, Mulatu Astatke a de nouveau entamé une tournée internationale et ce fut la raison de sa présence au festival Jazz à Vienne, dans l’Isère, vendredi dernier. Quelques jours plus tôt, il était au Japon, avant de joindre Bilbao, Nice ou le Piémont. En plein jet lag et malgré un âge auquel faire de la scène devient un enjeu particulier, Mulatu témoigne, sur la scène du théâtre antique de Vienne — 30 000 places assises et debout pour ce théâtre bâti au 1ᵉʳ siècle et qui fut l’un des plus grands du monde romain — d’une générosité hors normes.
Entouré par une formation efficace — James Arben à la flûte et au saxophone, Danny Keane au violoncelle, Byron Wallen à la trompette, Alexandre Hawkins au piano et claviers, etc. —, l’octogénaire s’occupe du piano électrique Wurlitzer et du vibraphone —, ne se risque pas à pousser la chansonnette, ne se lève que lorsqu’il faut saluer le public et rappeler la trajectoire extraordinaire de l’éthio-jazz à travers le monde. Sur sa tête est vissée une casquette noire avec, en lettres blanches, le mot-clé de la soirée — « Éthio-jazz » — et en coulisses, le sourire sur le visage ne part jamais vraiment, malgré la fatigue.
« J’ai beaucoup voyagé ces dernières semaines. J’ai été en Amérique, au Japon, maintenant en France, où le public est vraiment connaisseur… Et ces voyages, c’est le sens de l’éthio-jazz : il rassemble des gens du monde entier. C’est une musique faite pour s’aimer les uns, les autres, qui nous permet de mieux nous comprendre. L’éthio-jazz, c’est le jazz, la musique européenne, la musique africaine, toutes sortes de choses encore. Aujourd’hui, c’est un genre qui a pris de l’ampleur dans le monde entier, c’est un genre qui devient toujours plus intéressant. »
Est-ce toujours un plaisir, pour lui et malgré la huitième décennie atteinte, de jouer sa musique en live ?
« Oui, parce que j’aime le public. Il a fallu beaucoup de temps pour que ces gens apprécient et comprennent l’éthio-jazz. Mais désormais, partout où je vais, ils adorent, ils comprennent, ils me témoignent un grand respect et beaucoup d’amour ». À New York, forcément, et puisque l’artiste y a habité, la relation est particulière. Et en France ? « Ce que j’aime dans le public français, c’est qu’il ne se contente pas d’écouter, mais qu’il analyse aussi la musique. Le public, ici, a un grand respect et une grande connaissance de la musique africaine, ce qui est formidable pour moi. »
Un public qui l’aura une nouvelle fois largement salué ce samedi à Jazz à Vienne au terme d’une performance qui l’aura notamment, et bien évidemment, vue jouer son tube « Yègellé Tezeta », celui-là même par lequel le public international l’a découvert chez Jarmush, il y a 20 ans. Applaudissements longs, sonores et sincères d’un public exigeant mais généreux pour ce fondateur d’une musique qui, formellement et symboliquement, a jadis joint deux mondes : la terre des origines premières, du berceau de l’humanité, et celle du nouveau monde.
Un grand merci à Mathieu Girod, Lara Orsal, Sandra Nicolas et toute l’équipe de Jazz à Vienne pour avoir permis cette rencontre avec Mulatu Astatke possible.