Dans les lointaines années 50, au temps où le rock’n’roll attendait encore son heure, trépignant autour de l’horloge, si les curieux.ses voulaient voir un pan d’histoire par le petit bout tronqué de la lorgnette, il y avait Guitry et son « Si Versailles m’était conté ». Mais, même avec Orson Welles en voix-over façon Père Castor, on préfère largement fois quand, aujourd’hui, c’est la musique qui nous est montrée. Et, mieux encore : dévoilée, détaillée, diffractée, expliquée. Sans dorure ou carton-pâte, sans biopic ni fiction ; rien que du vrai, du vif, du sujet creusé, de l’archive déterrée ou du recoupement , vous pouvez y compter.
C’est le crédo du Festival Musical Écran, incontournable rendez-vous de nos agendas bordelais, d’année en année (tapez donc « Musical Écran Nova » dans votre moteur de recherche si vous ne nous croyez pas). Le voici donc qui revient, bis repetita placent, se faufilant au milieu des nouveaux Scorsese et Miyazaki en faisant tourner dans sa lentille tout un carrousel de métrages – répartis en trois catégories : « Écouter pour voir » (la pop-music aux prises avec la politique, l’histoire et l’actualité), « Fan Club » (les portraits d’artistes) et « Séances Studio » (les coulisses de la création d’albums ou de sons).
Il y en a vingt-six, des films, et même une litanie inventoriale chère à Prévert serait impuissante à évoquer tout ce qui y aura à y voir. Essayons tout de même, pour l’acquis de conscience ; on retrouvera donc, rassemblé.es et serré.es comme les hétéroclites figures du photomontage présentant le Lonely Heart Club du Sergent Poivre, une reine des kékés, un vieil iguane, un révolutionnaire burkinabè, des rappeur.ses espagnol.es au gnouf, un Théorème no wave, des voix pop contre les talibans. Ou encore Syd Barrett, Mo’Wax et le karaoké en Finlande.
Et puis Pavement, et puis Ryuichi Sakamoto, et puis Sinead O’Connor, Max Roach, les free parties, ou le « Dirty Gospel » d’un révérend détonnant, et moult autres choses encore ; l’Éthiopie, le Brésil, les Pays-Bas, des figures essentielles, des mouvements parallèles, des contre-histoires démentielles, à apercevoir fugitivement dans cette salivante bande-annonce, à déceler tel un limier aguerri dans le précis de la programmation (à retrouver ici-même), avant d’apprécier tout ça plus longuement sur le grand écran du Théâtre Molière – ou celui du Mégarama pour les séances d’ouverture et de clôture.
À propos de séance d’ouverture, posons-nous un peu pour en parler, le temps d’un paragraphe ou deux. Car Meet Me in the Bathroom n’est pas un huis-clos carrelé où il serait question de double vasques, de sèche-serviettes ou de shampooing à l’huile de jojoba. Meet Me in the Bathroom, c’est d’abord le nom d’une chanson des Strokes, période Room on Fire ; c’est, consécutivement, celui d’un livre, signé par la journaliste Lizzy Goodman, racontant l’histoire du rock new-yorkais des années 2000 à la manière de ce que Please Kill Me avait fait pour le punk anglais, ou Der Klang Der Familie pour la techno berlinoise : c’est-à-dire en entremêlant les témoignages des groupes, des artistes, des musicien.nes qui y étaient, qui en étaient.
Ce bouquin, récemment traduit aux éditions Rue Fromentin et dont on vous parlait sur ces ondes et dans ces colonnes, a fait l’objet d’une adaptation filmique, supervisée par Lizzy Goodman elle-même. on y retrouve la substantifique moelle de , sa forme aussi, basée sur les témoignages des acteur.rices de ce « retour du rock ». Mais, aussi, voire surtout, des archives : des émissions télé, captations live ou backstage, des moments filmés à la volée, avec le grain pixellisé des premiers caméscopes numériques, pour transcrire l’effervescence, les récupérations, les dissensions, les coups d’éclats et les gueules de bois, les disques grandioses et les ratés notoires.
« On s’épie, on se copie, on collabore, on se critique, on se jalouse, on rivalise, on se bat, on couche ensemble, on s’exclut – bref c’est une « scène » traversée de fulgurances radicales, d’enthousiasmes et de brouilles, étirée sur plus d’une décennie. » Voilà une description qui va comme un gant à ce film, à cette coterie new-yorkaise. Le plus étonnant est qu’elle n’a pas été écrite pour lui ; je l’ai retrouvée dans un vieux Magic RPM faisant une recension de Sexe opium et charleston, la trilogie d’Antonio Dominguez Leiva sur le surréalisme des années 1930. Remplacez Breton, Éluard et Crevel par ces autres feux follets incandescents que furent Yeah Yeah Yeahs, James Murphy, Adam Green, Jonathan Fire*Eater et consorts, et vous verrez : tout sera raccord, comme des poissons (solubles), comme des torpilles dans l’eau brooklynienne.
Mais Musical Écran n’a pas seulement l’intention de vous en mettre plein les mirettes. Rayon concert et DJ-set aussi, ils entendent toucher leur bille, grâce à trois soirées baptisées « After Écran », qui pavoiseront, bien au chaud dans la Salle Capitulaire de la Cour Mably, les couleurs du drapeau arc-en-ciel, de la French pop lettrée et du « Swinging Addis » éthio-jazz.
Dans l’ordre, le jeudi, c’est Judith Meyer et Bobby Watson qui se fendront d’une performance poétique agrémentée de quelques passements de disques, selon la formule mise au point lors du dernier festival Chahuts. Les « dur.e.s à queer » du collectif Bordelle seront également de la parade, avec leurs sélections hyperpop, disco, electroclash et dance-pop mixées à plusieurs mains, de même que le Ligérien TedaAk, performer live, grand traqueur d’hypocrisies combinant rap, punk et kick de basses, briques élémentaires de ses pièces montées, démontées et remontées telles des coucous, entre ironie saillante et poésie technoïde, chamboule-tout délirant et jeu de (dé)construction.
Le lendemain, orientation plus pop avec les concerts de La Féline et Bruit Noir, dont les chevilles ouvrières, Agnès Gayraud et Pascal Bouaziz font partie du jury, aux côtés de Paola Gilles (Chahuts), Lisa Delpech (Maelstrom Studios) et de notre ex-confrère des Inrocks Jean-Daniel Beauvallet.
La Féline, d’abord. Derrière ce pseudo qui évoque aussi bien Jacques Tourneur que les Stranglers, la philosophe tarbaise s’est fait l’héraut d’une certaine dialectique de la pop, à la fois intello et sensible, populaire et pointue. Après Adieu l’Enfance et Vie Future, le bien nommé Tarbes (qui fut l’un des disques de choix de notre désormais ex-camarade Richard Gaitet, qui s’était amusé à en reconstituer la pochette) permet à Agnès Gayraud de déployer un art de la chanson pop à qui l’ancrage local offre des connexions nouvelles. « Parler de Tarbes, affirmait-elle dans Magic RPM, me reliait à ce que j’aime et connais de toute une tradition folk américaine », le going back home des artistes country ou, ici, le Brest de Miossec et la Catalogne des Liminanas.
C’est en regard de ces alter ego, mêlé à du Soccer Mommy ou du Nabihah Iqbal, qu’il faut comprendre ce « portrait poétique d’une ville, dans l’état dans lequel je l’ai laissée, adolescente, puis la retrouve » ; les milles facettes d’un solitaire urbain, ce modeste brillant, tournant sur un moteur à deux temps, où passe tout un spectre de cartographies affectives et de rugosités sociales, de synthés pop et de poésies languedociennes, de disques de Bertrand Burgalat et du Retour à Reims écrit par Didier Éribon. Un spectre de jeunesse (la sienne, dont elle se rappelle) et de jeunesses (celles des teenagers tarbais.es, qu’elle brosse, pas toujours dans le sens du poil), entre les quais de l’Adour et le lycée Théophile-Gautier.
Sur la scène de Mably, La Féline saura apposer sa griffe pour jouer live cette gracile « constellation d’ambiances, variations spatiotemporelles à travers les époques, construites comme un petit système à l’usage de l’imagination », porté à la puissance 65000 – code postal de la préfecture haut-pyrénéenne. Exemple avec ce titre, qui avait fait le bonheur de notre antenne.
Associé à l’ex-Married Monk Jean-Michel Pirès, le néo-Bordelais Pascal Bouaziz n’a pas lâché la rampe depuis l’époque Mendelson – et ses disques parfois rangés sous le signet « toutes nos condoléances ».
Avec Bruit Noir, il fait toujours dans la chanson réaliste et résistante à l’air doucereux de la ritournelle. C’est du cru, de l’observation sans filet, plombant comme Programme, mais aussi acide, stupéfait, sarcastique. Marrant, même, parfois – y compris contre soi-même, contre son camp. Des pensées noires à la Franquin, que la rigueur de l’oeil n’empêche pas de mettre, de temps à autre, un (faux-)nez rouge. Du Klub des Loosers, option vieux cégétiste blanchi sous le harnais.
C’est la veine qui coulera à gros bouillons à Mably, comme elle le fait, si on devait vous ramener un échantillon sous le pif, sur « Communiste », segment de leur dernier opus IV / III. Une songerie à se mettre dans le casque pour imaginer une réalité virtuelle, celle de nos futures déambulations urbaines dans un véritable monde d’après, où tout serait revu, à commencer par l’odonymie, pour filer du parc Greta-Thunberg à la place Annie-Ernaux et rejoindre la médiathèque (ce communisme en acte) et les parties de pétanque sous les tilleuls de l’esplanade Bourdieu, entre retraité.es (à 60 ans, grâce à la présidence Ruffin 2027-2037).
Enfin, précédant le collectif Mawimbi, le vétéran éthiopien Girma Bèyènè sera également dans le Bordelais, et pas seulement pour se chauffer les arpions aux sarments de vigne. Haute figure – aussi bien comme chanteur solo, comme arrangeur ou musicien du Ras Band ou du Wallias – de ce jazz si atypique et effervescent, gravé sur les galettes d’Amha Records, qui fit le bonheur des soirées addissiennes avant les guerres civiles des années 1974-1991, Girma Bèyènè a connu une longue traversée de l’ombre, pris dans les courants contraires, tumultueux, traitres de l’histoire – qu’elle soit politique ou intime.
Exilé aux USA, ayant abandonné la musique après la mort de sa femme en 1984, il a vivoté de petits boulots, comme pompiste notamment. Jusqu’à ce que le retour de hype de l’éthio-jazz, propulsé par Francis Falceto puis Jim Jarmusch, ne l’incite à reprendre les choses où elles avaient été laissées et à remettre un tigre dans son moteur musical.
Une rebelote à quelques décennies d’écart – à la recherche du temps (é)perdu – où l’obsession pour la pop 60s anglo-saxonne de Girma Bèyènè sera servie par le groove au cordeau d’une sarabande de krar, d’mbira, de guitares, de claviers et de trompettes, accompagné de ses disciples d’Akalé Wubé (avec lesquels il a enregistré en 2017 un album commun, Mistake on Purpose. Sans erreur en vue.
Nova Bordeaux vous offre, non pas de simples tickets, mais des pass. Oui, des pass cinq séances valables sur tous les films de la programmation (en-dehors des séances d’ouverture et de clôture, attention). Faites vos jeux, rien ne va plus ou plutôt tout va bien ; ces cadeaux de choix se guignent et gagnent ici-même (SUR CE LIEN SI LE FORMULAIRE EST CASSÉ), avec le mot de passe Nova Aime.