La région parisienne sous l’emprise du caillou.
L’auteur et journaliste Alexandre Kauffmann, qui a notamment publié Surdose (éditions Goutte d’or) et Stupéfiants (Flammarion) enquête depuis longtemps sur le phénomène des overdoses. Un phénomène qui touche aujourd’hui des usagers socialement très bien insérés. Ce matin, dans le matinale d’Armel Hemme, il venait nous parler de sa dernière enquête pour Le Monde, « Voyage dans l’enfer du crack ».
Quels sont vos centres d’intérêts dans la vie ?
Alexandre Kauffmann : C’est vrai que c’est pas très souriant, j’ai pas encore fait de livre ou de reportage sur les champs de roses en Hollande. Je vais peut-être m’y atteler (rires). Ces sujets d’addiction qui ne sont pas toujours drôles ont au moins l’avantage de questionner les limites de notre condition, ces petits points extrêmes qui permettent de comprendre des choses. C’est ça qui m’intéresse.
Le crack c’est quoi ?
Alexandre Kauffmann : Le crack c’est un dérivé de la cocaïne et non pas un résidu, comme le veulent certaines légendes urbaines. Le crack c’est de la cocaïne chlorhydrate, c’est à dire de la cocaïne en poudre qui a été transformée en caillou grâce à une solution basique – de l’ammoniaque ou de bicarbonate de soude par exemple. Si on brûle de la cocaïne en poudre, le principe actif de la cocaïne se détruit, ne survit pas au point de combustion. Le seul but de cette opération chimique c’est de faire survivre le principe actif de la cocaïne au point de combustion. C’est à dire que quand on le fume, le principe actif ne va pas se détruire, il va passer beaucoup plus vite au cerveau et va avoir un effet plus puissant, et plus court. C’est de la cocaïne rendue fumable en somme.
C’est un royaume qui est en pleine expansion et en pleine conquête en région parisienne.
Quoi de neuf au « royaume du crack », ce sinistre royaume ?
Alexandre Kauffmann : Le crack est arrivé il y a une trentaine d’année en région parisienne, depuis il n’a fait que prospérer. Et ce qui est vraiment marquant aujourd’hui, c’est que ça touche des populations beaucoup plus insérées mais qui restent cachées et invisibles. Puisque nous ce qu’on voit, ce sont les fumeurs de crack. Ceux qui sont visibles, c’est ceux qui sont dans la pire des conditions, ceux qui sont à la rue.
C’est comme si parmi tous les alcooliques, on ne voyait que les piliers de comptoirs et que ceux qui sont à la rue. Alors qu’il y a toute une autre frange de la population qui est concernée. Il y a des traders, des réalisateurs de cinéma, des étudiants à Science Po, des directeurs d’agence de tourisme, des journalistes, qui prennent du crack.
On a une idée du nombre de personnes qui en consomment ?
Alexandre Kauffmann : Comme c’est une drogue très stigmatisante, qui incarne la déchéance sociale absolue, les gens reconnaissent assez peu volontiers en consommer. Il y aurait à peu près 15 000 fumeurs de crack en Ile-de-France. Mais il y a une partie de la population qui est plus insérée, qui ne se dit pas « fumeuse de crack », mais « fumeuse de free-base ». C’est exactement la même chose sur le plan chimique sauf que du coup c’est plus inoffensif de dire qu’on en prend. Le free-base c’est du crack mais qui est cuisiné, c’est-à-dire qu’on transforme la cocaïne soi-même en crack de manière artisanale.
Dans votre reportage, vous suivez d’abord Marta, 32 ans, ancienne coiffeuse originaire du Portugal. Elle fait la manche. Au milieu de l’après-midi elle a récolté assez d’argent pour acheter une galette de crack, c’est à dire 15 euros. Ça correspond à quoi d’ailleurs une galette de crack ? .
Alexandre Kauffmann : C’est un petit carré qui ressemble vraiment à un petit bout de parmesan. C’est l’unité de vente du crack, ça s’appelle une galette. Ils découpent cette galette en quatre petits cailloux, et ce petit caillou est mis sur une pipe, et là on tire deux ou trois taffes qu’on inhale.
Elle a le syndrome de la poule, qu’est-ce que c’est ?
Alexandre Kauffmann : La poule c’est un des effets hallucinatoires de la quête incessante du produit. Comme ceux qui sont vraiment de gros consommateurs cherchent tout le temps de la galette, ils ont des hallucinations, ils ont l’impression d’en voir fleurir sur le sol, des petites galettes blanches. Donc du coup ils piquent de la tête, comme une poule. C’est un syndrome hallucinatoire.
Une espèce de colonie de personnes qui ressemblent à des zombies
Marta se rend sur la colline, un joli mot pour désigner un terrain vague en pente, situé entre le périphérique et la bretelle d’accès à l’autoroute du nord, qu’est-ce que cet endroit ?
Alexandre Kauffmann : Au début c’était un lieu de consommation, les crackers venaient et ils repartaient. Et puis peu à peu il y a des gens qui se sont installés. Ça fait plus d’une dizaine d’années que ça existe. Évidemment ensuite, il y a des « modou », qui sont donc des dealers de crack, qui sont venus aussi dans cet endroit. Aujourd’hui il y a à peu près une trentaine de personnes qui y vivent en permanence et une grosse centaine qui y passe pour consommer du crack. C’est vraiment devenu une espèce de colonie de personnes qui ressemblent à des zombies, à l’exception des dealeurs qui eux ont des grosses têtes joufflues d’enfants bien nourris. Les consommateurs eux ont des têtes toutes décharnées. C’est incroyable que ça puisse exister aujourd’hui en France et qu’on puisse jeter ces gens là dans la clandestinité, les laisser vivre comme ça puisque la loi française les pénalise.
Vous rencontrez là-bas une jeune femme de 29 ans qui n’a plus de dents. Une marque aussi des crackers, ne plus avoir de dents. Elle vous raconte « je viens de donner mon cul pour dix balles ».
Alexandre Kauffmann : Pour l’essentiel des femmes qui passent à la Colline, la prostitution est l’une des principales ressources. Et paradoxalement, les femmes sont parfois plus marquées que les hommes, parce qu’elles prennent plus de produits grâce aux revenus qu’elles tirent de la prostitution.
À quel point cette drogue rend dépendant?
Alexandre Kauffmann : Il y a un mythe urbain qui veut qu’il y ait une dépendance immédiate, « vous fumez une fois vous êtes tout de suite addict ». Ce qui est faux d’après les pharmacologues, il faut avoir des prises répétées pour tomber addict. La grande différence entre le crack et les autres drogues, c’est que c’est une dépendance essentiellement psychique. C’est à dire que si vous mettez un cracker tout seul dans une salle, avec à boire, à manger, tout ce dont il a besoin à l’exception du crack, il marquera pas de symptômes physiques. Sauf si il somatise, il va être stressé, il va suer mais il aura pas de troubles physiques tandis qu’un héroïnomane si vous l’isolé sans produit, il va avoir des crampes, il va vomir, il va avoir des symptômes vraiment physiques.
Il y a aussi la place Stalingrad à Paris qui est restée un haut lieu du crack à Paris ?
Alexandre Kauffmann : C’est le cas depuis le milieu des années 90, à peu près cinq ou six ans après l’arrivée du crack à Paris. C’était le principal point de ralliement des crackers en Europe, donc c’était vraiment une institution. Les crackers sont toujours revenus malgré les évacuations. Aujourd’hui encore, il y a une association de riverains qui a lancé une pétition il y a deux ou trois semaines pour lutter contre la présence des crackers à cet endroit-là.
Il y a le métro aussi, où on peut voir des trafics au grand jour
Alexandre Kauffmann : Il y a eu une telle présence de crackers que la répression s’est accentuée en surface notamment à Stalingrad, qui a été classé zone de sécurité prioritaire. Il y a eu cette cité aussi, Reverdy, qui a été démantelée en 2014. Face à cette pression en surface, la plupart des crackers ont investi le métro. C’est pour ça qu’ils sont devenus beaucoup plus visibles à partir de 2015, il y a eu un pic. Ils ont gagné les beaux quartiers.
C’est aussi là que les gens ont commencé à réfléchir, tant que c’était cantonné aux quartiers un peu plus pourris du Nord-Est, ça dérangeait moins les gens. Et quand ça a commencé à toucher les stations de métro Montparnasse, Assemblée Nationale, les gens se sont beaucoup plus mobilisés. Il y a une forte mobilisation depuis deux ans dans le métro, il ont créé une unité spéciale anti-crack, treize civils qui sont tous les jours dans le métro pour interpeller les dealers et les consommateurs de crack. On a une impression de présence des crackers dans le métro, mais elle est en train de se réduire.
Visuel : © Capture d’écran Youtube