La chronique de Jean Rouzaud.
Une bande de peintres post impressionnistes, avides de changement, décident de faire d’une seule petite toile de 1888, exécutée en Bretagne, leur talisman…
Peinte par Paul Sérusier, sur les conseils de Gauguin, ce petit bout de paysage présente la particularité d’être quasiment abstrait : les arbres jaunes sur fond rouge, surplombant leur reflet dans l’eau bleue…
Ni ombre, ni forme, ni profondeur, des touches verticales !
Nabis, prophètes en ruptures de ban
Ce même Paul Sérusier avait choisi le nom « Nabis », pour leur groupe, ce qui veut dire « prophètes » en Hébreu, mais miracle : cette petite bande en rupture de ban allait devenir célèbre dans le monde.
Entrainée par Paul Gauguin, Pierre Bonnard, Edouard Vuillard, Maurice Denis et bien d’autres, autour de Pont Aven, sont férus de Symbolisme, d’Art sacré, d’ésotérisme même… et complètement chamboulés par les estampes japonaises, les dessins de Chine et d’Orient !
Ces images stylisées, cernées de noir, avec des « à-plats » de couleurs, et un dessin élégant, presque décoratif les fascinent et les influencent. Le cloisonnement des éléments modernise l’ensemble par sa netteté.
Ils ne se prennent pas tout le temps au sérieux et se donnent des surnoms : Bonnard est « le Nabi japonard », et Ranson, « le Nabi plus japonard que le Nabi japonard », Vuillard, « le Nabi zouave » etc.
Des peintres étrangers rejoignent la région et cette école naissante qui durera une dizaine d’années.
Peindre sans imiter
Ils peignent sans imiter, ils retravaillent les formes, les contours en arabesques japonisantes ou symbolistes, et surtout les couleurs sont fortes, tranchées, raffinées, en plages élégantes, comme des décors de théâtre… Le tout comme des images de légendes symboliques.
Gauguin allait immortaliser ce style inspiré et totalement nouveau à Tahiti où il mourra seul et malade, avant sa redécouverte mondiale.
Avec Sérusier et les autres, on voit que, malgré les chemins divers que chacun allait suivre, un style fort, moderne, coloré et libre était en train de naitre, influencé par l’extrême orient, et un désir de sortir de la représentation classique, le début d’une mondialisation de l’Art ?
Ensuite ce sera l’Art Africain qui renforcera l’Art Moderne. On est en 1900 avec la fin des Nabis, et en moins de deux décennies, ce sera la Cubisme, le Futurisme, le Dadaïsme…
Pour en arriver à cette toile talisman de Paul Sérusier en 1988, il avait fallu à un groupe d’avant-garde, toute une préparation psychologique et parfois un peu mystique, des études variées sur les légendes et les sciences occultes, des expérimentations et des sources très diverses (cultures symbolistes, primitives, ésotériques, asiatiques…)
Comme quoi, avant d’être prophète, il faut bien écouter les autres.
Le « Talisman » de Sérusier, une prophétie de la couleur. Musée d’Orsay. Du 29 janvier au 2 juin 2019 (exposition organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie et par le musée de Pont-Aven).
Visuels © Paul Sérusier, Tétraèdres (1910) ; Le champ de blé d’or et de sarrasin (vers 1900)