Leçon de peinture libre.
Entre Picasso et Picabia (1879-1953), choisissez le deuxième. Pourquoi ? Parce que Francis Picabia, l’espagnol d’origine adopté par Paris, sera, après une démonstration cubiste (vers 1912) un des premiers dadaïstes, provocateur et doué, multipliant les peintures mécanistes (on disait alors « mécanomorphistes »), représentant des machines rutilantes et rigides (1915) qui obséderont Marcel Duchamp, son ami admiratif.
Un art élémentaire, optique, avec des traces de Bauhaus, mais très vite le talent explosif de Picabia ira jouer avec des lettres, des mots remplissant les toiles, de l’ironie, totalement dadaïstes et drôles…Mais il nie également le sérieux, avec des « espagnolades » kitsch, à l’opposé total des provocations dadaïstes, mentales et froides (et un clin d’œil à Picasso, qui le talonne pour la première place).
Ce peintre qui aimait la vie, voulait s’amuser, bien décidé à se moquer des artistes sérieux, théoriques et amers, chacun coincé dans son isme (expressionnisme, fauvisme, cubisme, futurisme, constructivisme…)
Mélange des genres
Picabia ne cessera d’inventer, de changer, de détourner, de se moquer des principes de continuité, de sérieux, de réussite. Giorgio de Chirico fera de même, lui aussi artiste libre et plein de fantaisie, après avoir hissé ses peintures « métaphysiques » au sommet de l’art moderne. On ne pardonne pas à ses trublions leur culot.
Et Picabia ne va pas en rester là, il mélange les styles, invente les « transparences » eu superposant les dessins, toujours avec facilité, témérité et réussite.
En 1922, il présente un châssis de toile vide avec des ficelles qui s’entrecroisent, comme dans l’art mondain de « tirer les ficelles », et de ne plus peindre du tout ( e fond de commerce de Duchamp). Dès les années 20, après les machines, les espagnoles, les toiles lettristes, dadas, conceptuelles, il fait des collages avec de tout, sur toile, mais aussi des toiles très colorées, entre cubisme, surréalisme et figuratif, sa propre école…
De belles silhouettes, des motifs décoratifs, comme des serpentins et des confettis, quelque chose de joyeux, de folklorique, parfois pop et simplifié, parfois chargé comme du Kandinsky, mais où se mélangent figuration et abstraction ! Inadmissible pour les modernes coincés.
Puis, ce sera les nus, érotiques, ridicules ou détournés de magazines, comme des posters vulgaires, des transparences audacieuses et élégantes, mais aussi des toiles minimalistes avec quelques points ou tâches, qui influenceront l’art par leur radicalisme innocent.
Il fera même du cinéma avec Entracte (1924), film expérimental où il fera tout : idées, décors, costumes…Comme il l’avait fait pour les ballets suédois au théâtre. Le film se termine par la partie d’échec célèbre entre Man Ray et Marcel Duchamp, puis un corbillard emballé tiré par un chameau, fonce dans un Luna Park !
Fêtes, voitures, yachts, femmes…jalousie ?
Et malgré toute cette créativité généreuse, le monde de l’art le déteste, car il menait grand train : fêtes, voitures, yachts, femmes…et argent. On ne voit pas le rapport avec l’art ? Jalousie…Il sera déconsidéré pour ses opinions en 1945, car « réactionnaire » (même si le régime de Vichy a condamné ses toiles érotiques). Pourtant il a sauvé un couple de la Gestapo, mais rien n’y fera, malgré des tableaux encore pleins de vie et de trouvailles, il sera grillé, les institutions artistiques ne lui pardonnent pas ses fantaisies, ses pirouettes, son mépris des critiques, et d’un certain public…
La guerre a balayé les délires, détournements, paradoxes dans l’art, jugés pas sérieux, voire irresponsables. Exactement ce que Francis Picabia voulait : ne rien lâcher de sa liberté.
Jésus-Christ Rastaquouère. Francis Picabia. Éditions Allia. 64 pages. 6, 20 € sorti le 1er février 2018
La preuve supplémentaire de la créativité de Picabia, qui se moque dans ce pamphlet des artistes et du monde avec la plus grande fantaisie.
Visuels : (c) Picabia