Comment culture et piratage peuvent parfois faire bon ménage
Souvenez-vous, c’était la dernière semaine d’août sur Nova : entre 17h et 20h, on attendait l’automne en compagnie de pirates, hackers, corsaires et autres flibustiers. Une série d’émissions autour de la figure du pirate, pour mieux comprendre son pouvoir évocateur, ce qu’il peut nous offrir de meilleur mais aussi de plus sombre.
Une figure à double tranchant, et particulièrement en matière culturelle. Car si le pirate a tué l’industrie musicale et privé les artistes de leurs revenus, il est aussi celui qui rend l’art accessible à tous. Parfois même, face à la censure, l’absence d’infrastructures ou la nécessité économique, le piratage se révèle la seule et unique solution pour les assoiffés de culture. Cuba, Mali, Pérou, Inde : les quelques exemples développés à l’antenne et repris ci-dessous en sont la preuve.
A l’abordage !
El paquete semanal, substitut à l’Internet cubain
Lorsqu’Eric Schmidt, ex-PDG de Google, se rend à Cuba en 2014, il y découvre effaré un Internet à l’état embryonnaire. Son verdict est sans appel : « Cuba est resté coincé dans les années 90 ». Et il n’a pas tout à fait tort : avec moins de 5% des cubains disposant d’une connexion Internet privée, Cuba présente l’un des taux de connexion les plus faibles au monde. Les aspirants internautes sont réduits à patienter des heures sur des places publiques offrant un wi-fi très bas-débit, le tout pour un prix exorbitant : 5 dollars de l’heure, quand le salaire moyen atteint à peine les 20 dollars mensuels. Une situation qui arrange bien le gouvernement cubain, pas tout à fait prêt à accorder à ses citoyens un libre accès à l’information.
Mais là où Eric Schmidt n’a pas tout à fait raison, c’est que les cubains n’ont pas besoin d’Internet pour pirater le dernier épisode de Games of Throne. Tout ce qui leur faut, c’est un abonnement au paquete semanal – le paquet hebdomadaire. Un disque dur qui paraît chaque samedi, avec tout ce qu’Internet a fait de meilleur la semaine précédente. Organisé comme un trafic de drogue, le paquete a ses grossistes, qui récupèrent les données illégalement, et ses dealers, qui les achètent pour une quinzaine de dollars. Dealers qui revendent ces contenus à leurs abonnés pour 1 ou 2 dollars par semaine.
Blockbusters et séries américaines, telenovelas brésiliennes, mangas japonais, magazines : le paquete rassemble des contenus divers mais jamais politiques – ainsi, les autorités continuent de fermer les yeux. Car le paquete est devenu avec le temps un canal de distribution à part entière : à défaut d’Internet, les artistes cubains, écrivains, cinéastes et autres chanteurs de reggaeton diffusent leur travail à travers le pays directement par ce biais. Quand le piratage permet à toute une population d’entrevoir ce qu’il se passe dans le reste du monde, difficile d’y trouver à redire.
A écouter : la chronique d’Elodie Font sur le paquete, diffusée dans la Nouvelle Internationale en avril 2016
A voir : This is Cuba’s Netflix, Hulu, and Spotify – all without the internet, reportage de Vox paru en 2015
La musique bluetooth du désert malien
En Afrique de l’Ouest, faute d’Internet et d’ordinateurs, la musique se partage et se pirate à l’aide de téléphones portables bon marché. C’est le cas notamment au Mali, où sont nés de véritables marchés du mp3 – à Bamako, rue Fankélé Diarra, le morceau piraté se monnaie environ 50 francs CFA, via bluetooth ou sur carte SD. Comme le paquete cubain, ces marchés sont devenus de véritables canaux de diffusion et de promotion : pour faire circuler leur musique, les musiciens locaux la filent gratos aux vendeurs de mp3. Ils ne toucheront pas un centime sur les ventes mais gagneront peut-être en notoriété et vendront des places de concerts…
Les morceaux sont également échangés gratuitement, toujours par bluetooth, dans le cercle familial, entre amis à l’heure du thé, et même parfois entre inconnus croisés dans la rue. Un réseau peer-2-peer IRL qui trouve sa meilleure illustration au Nord-Mali, en plein désert du Sahara, où en l’absence d’Internet et d’infrastructures musicales, le téléphone portable a complètement conditionné le marché de la musique, jusqu’à l’enregistrement des titres, comme l’a bien documenté Christopher Kirkley dans son blog Sahel Sounds.
Cette scène musicale vivace et fluctuante reste fondamentalement éphémère : avec le partage téléphonique, les noms des artistes et les informations liées aux titres se perdent rapidement – et lorsqu’un morceau ne se partage plus, il finit par disparaître, faute de mémoire sur les portables. Un piratage sans archivage donc, mais sans lequel les musiques du désert ne circuleraient tout simplement pas.
A écouter : les compilations de Sahel Sounds “Music From Saharan Cellphones”, volume 1 et volume 2
A lire : les deux chapitres sur le Mali de l’excellent The Pirate Book de Nicolas Maigret et Maria Roszkowska
Pérou : l’édition clandestine
Les péruviens aiment lire. Depuis l’explosion de l’alphabétisation dans les années 60, ils consomment beaucoup plus de bouquins que leurs voisins. Sauf que voilà : dans le pays, les livres coûtent très cher – jusqu’à 20% du salaire mensuel moyen. Et les bibliothèques se font rares…
Heureusement au Pérou, on n’a pas attendu le numérique et les eBooks pour pirater les éditeurs traditionnels : on s’y est mis à l’ancienne, à coup de photocopies, d’agrafes, en installant la main d’oeuvre dans des ateliers en banlieue de Lima. Aujourd’hui, les éditeurs clandestins les plus florissants sortent jusqu’à 40.000 livres contrefaits par semaine. Des bouquins pirates qui sont vendus pour le tiers du prix affiché en librairie, dans des marchés spécialisés comme El Paraiso Del Libro, au Nord de la capitale péruvienne. Et même les principaux intéressés y trouvent leur compte, comme l’écrivain Alonso Cueto qui s’exclamait en 2010 : « Si vous n’êtes pas piraté, c’est que vous êtes sans intérêt ! »
Résultat : le marché parallèle de l’édition brasse autant d’argent que le circuit légal – 38,5 millions d’euros en 2010 – et commence à exporter en Bolivie, en Equateur, au Chili et jusqu’en Argentine. Tout en prenant de l’avance sur les éditeurs officiels. Comme cette traduction de La solitude du vainqueur de Paulo Coelho, sortie clandestinement plusieurs semaines avant l’arrivée de la traduction officielle sur les étals des libraires… Qui a dit que le pirate était en avance sur son temps ?
A lire : Au Pérou, avec les pirates du livre, paru dans le magazine Books en 2010
Malegaon, le suédage à l’indienne
Si vous avez déjà vu Soyez sympas, rembobinez, le film de Michel Gondry, vous connaissez le « suédage », ces remakes de films réalisés par des passionnés qui manquent de moyens mais pas d’inventivité. En Inde, il existe une ville qui a fait du suédage une véritable industrie : Maleagon. Une ville frappée par le chômage et les affrontements communautaires, mais dont les tensions s’effacent devant une passion commune : le cinéma.
Dans les nombreux cinémas clandestins de Maleagon, on diffuse sur VHS de multiples productions locales. Ces films DIY sont en fait des remakes de films Hollywoodiens ou Bollywoodiens avec des acteurs-sosies, des scénarios adaptés, des effets spéciaux de bric et de broc. Le tout réalisé avec des technologies d’un autre temps – VHS, montage sur magnétoscope, K7 audio…
Évidemment, aucun droit n’est versé à personne – mais l’esprit pirate réside ailleurs. Les films des autres n’arrivent pas jusqu’à nos cinémas ? Qu’à cela ne tienne, tournons les nôtres avec les moyens du bord. Une démarche qui devient presque politique quand « Mollywood » adapte les scénarios pour aborder des problématiques locales, ou fait disparaître les codes occidentaux afin de réaffirmer leur « indianité ». Au-delà du remake, on entre alors dans le champ du remix – et ne serait-ce pas là le plus noble des piratages ?
A voir : le documentaire Supermen of Malegaon de Faiza Ahmad Khan
A lire : Le chapitre sur Malegaon dans The Pirate Book de Nicolas Maigret et Maria Roszkowska