Au pays de Kim Jong-un, le régime contrôle tout. La musique aussi.
À l’occasion des Jeux Olympiques d’hiver, afin d’alléger les relations avec son voisin du sud, la Corée du Nord a décidé d’envoyer une délégation de quelque 120 artistes à Pyeongchang. Une délégation de sportifs et de personnalités, emmenée par la chanteuse Hyon Song-Wol, véritable star dans son pays, mais quasiment inconnue en dehors. Pourtant, les deux États sont toujours officiellement en guerre, l’armistice ayant été signé en 1953, mais pas le traité de paix. C’est donc un acte de « Détente » symbolique, réalisé dans l’une des régions les plus sensibles de la planète.
Moranbong Band : pop d’État
Hyon Song-Wol est la leadeuse du groupe Moranbong Band. Un groupe régulièrement comparé aux Spice Girls par les médias internationaux, lorsqu’il s’agit d’en parler. Il y a quelques années, alors que les médias sud-coréens lui prêtaient une relation amoureuse avec Kim Jong-un, on avait prédit le pire (soit un assassinat intime) quand elle avait disparu de la scène médiatique pendant plusieurs semaines. Contrairement aux Spice Girls, Moranbong Band, n’a pas été constitué de toutes pièces par une maison de disques dans le but d’en faire un phénomène mondial. Il a été créé par Kim Jong-un lui-même.
Arrivé au pouvoir en 2011, après avoir passé une partie de sa jeunesse en Suisse (ses petits camarades ne savaient alors pas vraiment qui était ce jeune expat, souvent suivi de près par des hommes en costume cravate…), le dirigeant nord-coréen a d’emblée voulu ouvrir, plus encore que son prédécesseur, le pays au monde occidental. « En Corée du Nord, on prend ce qu’il y a de “meilleur” dans le monde occidental, mais sans l’idéologie qui va avec. Les Nord-coréens ont l’habitude de dire : “Nous n’avons rien à envier au monde !” », nous dit Juliette Morillot, l’une des grands spécialistes de la Corée qui a sorti ces jours-ci avec Dorian Malovic Le monde selon Kim Jong-un, aux éditions Robert Laffont. Avec le Moranbong Band et sa charismatique leadeuse Hyon Song-Wol (qui est à la fois chanteuse et colonel au sein de l’armée nord-coréenne), Kim Jong-un a peut-être trouvé un moyen idéal de réaliser cette propagande, par le biais de la musique pop.
Si ce groupe exclusivement féminin sort parfois des chansons ayant pour sujet l’universel sentiment amoureux (on parle bien « d’amour », et non pas de « sexualité »…), les chansons de Moranbong Band reprennent le plus souvent des « standards militaires » issus du répertoire nord-coréen.
Des chants vantant les mérites d’une patrie dont on glorifie les valeurs, les fondements, les ambitions. Les titres des morceaux ne laissent pas de place au doute : « My country is the best ! », leur plus grand tube, mais aussi « With Pride », « Let’s Study », « Tribute to Captain Sonu Hyang Hui – On The Road to a Decisive Battle ». Si l’on ajoute à cela les mini-jupes, les talons hauts, les cheveux courts, et l’utilisation d’instruments électriques que favorise ce groupe d’une dizaine de filles (toutes choisies par Kim Jong-un), on retrouve une incarnation, quasi-parfaite, de la société nord-coréenne telle que l’envisage le leader suprême : une Corée ouverte sur l’Occident, mais profondément ancrée dans les traditions du pays.
Mais alors, les Nord-Coréens écoutent-ils vraiment le Moranbong Band, et ses chants pop patriotiques ? « Ils l’écoutent, déjà, parce qu’ils l’entendent partout ! Et on ne peut pas s’imaginer ce qu’implique le mot “partout” lorsque l’on n’a pas passé du temps sur place. On les entend dans la rue, dans les restaurants, dans le métro, dans les espaces publics, et à la télévision, bien sûr », nous dit Juliette Morillot. Aussi, dès qu’un événement nécessite une intervention musicale, on fait appel au groupe, comme ce fut le cas par exemple dernièrement lors du gala artistique offert par le leader Kim Jong-un au vice-président cubain Miguel Díaz-Canel, invité officiel dans le pays.
Mais les Nord-coréens, et tout particulièrement les plus jeunes d’entre eux, écoutent aussi ce groupe pré-fabriqué et sur-exposé, parce que celui-ci évoque une certaine forme de modernité que beaucoup recherchent. Minijupes, talons hauts, cheveux courts, guitares électriques, chorégraphies parfois accompagnées de personnages Disney : le Moranbong Band brille de mille feux, est parfaitement accessible et évoque ce qu’il y a de plus moderne pour le plus grand nombre.
Plus étonnant, le Moranbong Band, lorsqu’il ne danse pas en rond à la gloire de la toute-puissance nord-coréenne, est aussi capable de reprendre des standards de la musique occidentale. Par exemple, l’inoffensif « My Way » de Frank Sinatra (adapté du « Comme d’habitude » de Claude François), ou, comme l’hyper belliqueux thème de Rocky. Une saga qui raconte l’histoire d’un Italo-américain devenu Champion du Monde de boxe au gré de combats mythiques, notamment contre le soviétique Ivan Drago, réalisé en pleine Guerre Froide… Stallone chez les Kim ? C’est la Corée du Nord, vraiment paradoxale, de 2018. D’autant plus lorsque l’on sait la haine de « l’ennemi américain » qu’inculque le régime à ses habitants dès le plus jeune âge. Propagande bien orchestrée qui fait des Américains, intervenus dans la région lors de la Guerre de Corée de 1950-1953, les responsables de tous les maux d’une société qui a notamment connu une famine terrible et meurtrière dans les années 90.
Et la musique occidentale, dans tout ça ?
Mais si le Moranbong Band reprend Sinatra ou « La reine de Saba », un opéra hongrois de Kàroly Goldmark, la musique occidentale n’est pas pour autant plébiscitée par le régime. En fait, on n’en écoute quasiment pas. Tout simplement parce qu’elle est quasiment inexistante. Contenue par un ethernet local (pas de possibilité de se connecter à autre chose que ce qui est proposé à l’intérieur du pays, et chaque mail que l’on reçoit ou que l’on envoie depuis l’étranger est contrôlé), il n’est pas question pour la population de digging, ou même de simple curiosité musicale.
Bien sûr, l’une des cinq chaînes de télévision diffuse un grand nombre de clips. Mais comme tous les programmes, sur ces chaînes intégralement publiques, ils sont validés en amont par les instances dirigeantes. Il en va de même pour le cinéma, produit localement. Et les films étrangers parfois diffusés en télévision, sont censurés. Lorsque l’on diffuse Titanic en Corée, dès lors, il y a Rose qui vole dans les bras de Jack avec la musique de Céline Dion, mais il n’y a pas la scène de baise dans la voiture, avec la buée sur la vitre…
« En Corée du Nord, on ne connaît pas Michael Jackson, ou ce genre d’artiste. Leur musique n’entre pas dans le pays, excepté dans le cadre, par exemple, de karaokés, plutôt réservés aux Occidentaux en voyage dans le pays ». Étrangement, quelques titres sont toutefois tolérés, comme « La ballade pour Adeline » de Richard Clayderman, les « Feuilles Mortes » de Joseph Kosma, ou « L’amour est bleu » d’Andre Popp. Ou bien des airs venant de films Disney, ou de Dreamworks, comme Kung Fu Panda par exemple. Juliette Morillot, toujours : « Quand on leur fait écouter de la musique occidentale, les nord-coréens aiment un peu le jazz mais n’aiment pas le rock ou la musique électronique. Il leur faut des mélodies, et des chansons. Ils sont sensibles à des balades genre Beatles, ou Joe Dassin. Mais rien de “hard”, comme le hard rock ou le rap. »
De la K-pop au Nord ?
Le rap ou le rock sont des genres qui n’existent quasiment pas en Corée. Contrairement à la Chine, où le rap est en train d’exploser.
En termes de pop, on est loin, aussi, de la K-pop que proposent les voisins de Corée du Sud. D’ailleurs, à la frontière délimitant les deux territoires, symbolisée par la zone coréenne démilitarisée, les Sud-Coréens balancent en effet de la musique K-pop dans des enceintes, par provocation, le nord répondant par des messages de propagande nationaliste… Il n’y a pas (encore ?) d’équivalent de Psy, la super-star sud-coréenne très américanisée, qui avait atteint le milliard de vues sur YouTube avec son « Gangnam Style », du côté de Pyongyang. La donne pourrait toutefois changer dans les années à venir, en fonction des choix politiques du régime. Le vendredi 16 février, Kim Jong-un a en effet autorisé, pour la première fois depuis des années, un concert de chansons venues du sud. À quand une intégration durable de la pop de l’ennemi sud-coréen sur le territoire ? On en est encore bien loin, mais c’est un premier pas.
La musique nord-coréenne tire ses influences de la musique russe, du classique, ou de la variété internationale gentillette (Tino Rossi, ce genre de choses). Tout cela donne une pop toujours étirée entre musique variétale et musique classique, et des chansons toujours interprétées avec une véritable maitrise, compte tenu de la solide éducation musicale que reçoivent les jeunes Nord-coréens à l’école. Leurs professeurs ont d’ailleurs souvent fait leurs études au conservatoire de Moscou. « Toutes les écoles sont des écoles officielles, mais le dirigeant n’est pas là pour surveiller tous les chanteurs et toutes les chanteuses qui en sortent. » Il n’empêche qu’en Corée, en musique comme dans d’autres domaines, les groupes filent droit, et dans le sens dicté par le régime. Question de survie.
Au-delà de Moranbong, quels groupes en Corée ?
« La première fois que j’ai entendu de la musique en Corée du Nord ? Dans l’avion qui nous transportait de Pékin à Pyongyang. On nous passait des chants militaires et patriotiques », nous dit Alexis Breton, journaliste à Nova Production, qui s’est rendu récemment dans le pays pour les besoins d’un documentaire, Voyage dans la Corée du Nord de Kim Jong-un, diffusé dans l’émission Enquête Exclusive.
Tous les groupes ne sont pas pourvus d’un habillage martial. La plupart, en fait, tendent vers la chansonnette inoffensive, et parlent d’amour sans froisser qui que ce soit. Avant le Morandong Band, son ancêtre était déjà mené par la chanteuse Hyon Song-Wol (le Pochonbo Electronic Ensemble, très célèbre dans le pays au début des années 2000, notamment pour ses titres « Love Pyongyang », « She Is a Discharged Soldier », « We are Troops of the Party » ou encore « Excellent Horse Like Lady »).
Il y a peu d’autres groupes, mais il y en a. Samjiyon, par exemple, qui appartient à la troupe artistique de Mansudae. Ou le Wangjaesan Light Band, même si ce dernier, comme le Pochonbo, aurait arrêté de ce produire. Actuellement, il y a également le Chongbong, une formation de sept membres, dont certains sont également choristes pour le Moranbong. Une formation apparue en juillet 2015, soit à la période où le Moranbong avait, pour sa part, disparu de la circulation. Les rumeurs avaient été rapides : ce groupe-là, également choisi par Kim Jong-un, aurait remplacé le précédent, pour des raisons naturellement demeurées obscures, avant de réapparaître, soudainement.
Tous les membres de ces groupes-là, en Corée du Nord, sont de véritables stars, que l’on sollicite dans la rue ou au restaurant. Parce que les individualités, en Corée, comptent également parfois quasiment autant que le Parti. Tout va bien, puisque l’un ne va pas sans l’autre…
Juliette Morillot, Dorian Malovic, Le monde selon Kim Jong-un, 2018, Éditions Robert Laffont, 265 pages