Retour sur le passage des deux prolifiques producteurs dans l’émission Dans les Oreilles
Nigel Godrich, Renaud Letang. Deux noms familiers aux oreilles de tous, sans que l’on puisse toujours retrouver pourquoi. Normal, ce sont deux hommes de l’ombre, qui officient tous deux depuis plus de vingt ans au service des plus grands musiciens.
L’un est né en 1970 à Téhéran, l’autre à Londres l’année suivante. Ils se lancent dans la production musicale en même temps, à l’aube des années 90. Si leurs chemins ne se sont jamais vraiment croisés, leurs parcours se font forcément écho.
Renaud Letang a fait ses classes aux côtés de Phil Ramon et de Jean-Michel Jarre, avant de réaliser deux albums pour Alain Souchon et d’obtenir une première Victoire de la Musique en 1996. Depuis, il est demandé partout et a collaboré avec la crème de la scène française – de Manu Chao à Matthieu Boogaerts en passant par La Rumeur et Katerine – mais aussi avec des artistes étrangers – Feist, Jamie Lidell, Gonzales, Lianne La Havas…
Quant à Nigel Godrich, producteur attitré de Radiohead au point d’être considéré comme le sixième membre du groupe, il a également réalisé des albums de Paul McCartney, Beck, Air ou Charlotte Gainsbourg. Depuis quelques années, il se lance comme musicien au sein des groupes Atoms For Peace et Ultraista.
Ils étaient tous deux les invités d’Isadora dans l’émission Dans Les Oreilles la semaine dernière : retour en portrait croisé sur leurs carrières, leurs influences et leur vision de la musique.
Nigel Godrich
Background
Godrich comme Letang sont nés dans des familles de musiciens. Baignant dans la musique dès leur plus jeune âge, leurs destins semblaient tout tracés.
Ainsi, lorsqu’on lui demande d’évoquer ses premiers souvenirs musicaux, Renaud Letang évoque immédiatement son père, ingénieur pour Alstom et pianiste de jazz à ses heures. C’est donc aux sons d’Art Tatum, Oscar Peterson ou encore Louis Armstrong que le petit Renaud s’éveille à la musique.
Même chose pour Nigel Godrich, dont le père travaille à la BBC et enregistre des concerts pour la chaîne publique anglaise. « Enfant, je l’accompagnais souvent. J’allais au Royal Albert Hall ou dans d’autres grandes salles d’Angleterre pour le voir travailler. La musique m’entourait tout le temps.» À la maison, il baigne dans la folk et la musique classique, que ses parents apprécient tout particulièrement.
British pur jus, les premières influences de Godrich sont toutes trouvées : « Quand on est anglais, on aime les Beatles. Je ne me souviens pas avoir appris leurs chansons, c’est comme si je les avais toujours connues. ». Le petit Nigel grandit à Londres dans les années 80, une ville cosmopolite où les cultures se mélangent et se confrontent en permanence. « On y trouvait toutes les sortes de musique. Adolescent, j’écoutais aussi bien du reggae que de la soul, de la dance music ou du rock. Tout était à Londres et se passait là-bas ». Il écoute Joy Division, les Cure, Bahaus mais apprécie également le groove de Marvin Gaye – « What’s Going On, un album extraordinaire, une expérience très profonde » – ou la go-go music de Chuck Brown et Trouble Funk.
Les influences de Letang sont encore plus cosmopolites, puisqu’il passe toute son enfance à voyager de pays en pays. « J’ai beaucoup vécu à l’étranger, je suis né en Iran puis nous sommes allés en Indonésie et au Vénézuela. J’en garde des sons particuliers, comme la prière du matin en Iran. Des souvenirs de cultures, de langues, de sonorités, d’ambiances, plus que de la musique en soi ». Son travail se nourrit aujourd’hui encore des folklores de son enfance.
A l’adolescence, revenu en France, il découvre la pop de Michael Jackson, le rock’n’roll des Who ou des Stray Cats, les harmonies de Simon & Garfunkel. Comme Godrich, il écoute les Beatles et avoue même qu’il aurait bien aimé composer Strawberry Fields Forever, « un morceau particulièrement bien écrit et bien construit ».
Renaud Letang
Parcours
Letang commence en tant que musicien, d’abord au piano comme papa puis à la guitare : « Entre 11 et 16 ans, je jouais dans un groupe et j’ai fait énormément de concerts. Les autres membres du groupe étaient plus âgés, j’ai beaucoup appris à leur contact, beaucoup découvert de musique ». C’est ce qui l’amène à passer derrière la console et à s’y consacrer à plein temps une fois son bac en poche. « J’ai suivi un parcours classique, commençant assistant, puis ingénieur du son, mixeur, et enfin réalisateur, tout ça en l’espace de six ou sept ans. Aujourd’hui, je joue même parfois au musicien ». En 89, alors qu’il a à peine 20 ans, Jean-Michel Jarre le recrute en tant qu’assistant pour ses concerts, « des shows énorme, un matériel et des conditions incroyables, de magnifiques voyages : cette expérience m’a permis de prendre confiance en moi », avoue-t-il.
Nigel Godrich, quant à lui, est en premier lieu attiré par l’enregistrement et la production sonore. « Très jeune, à l’âge de quatre ans peut-être, j’ai demandé à mon père s’il pouvait m’offrir une machine pour faire des disques. Il m’a expliqué très patiemment que ce n’était pas possible, que c’était un processus très long et difficile. Mais il m’a acheté un lecteur-enregistreur de cassettes audio, et je me suis longtemps baladé avec mon micro pour enregistrer le son de la télé ou des musiques que je trouvais ».
Godrich se définit d’ailleurs comme « un producteur de disques devenu musicien, quelqu’un qui a toujours préféré être dans l’ombre, un amoureux de la musique s’intéresse surtout aux technologies qui vont avec ». Musicien, il le deviendra plus tard, en intégrant Atoms For Peace, le side-project de Thom Yorke, et en montant le groupe Ultraista avec son ami le batteur Joey Waronker, lui aussi membre d’Atoms For Peace.
Ultraista
Entourage
Car Godrich évolue au sein d’un cercle de musiciens qui sont à la fois ses amis et ses collaborateurs. Aux côtés de Radiohead depuis 1994, il a produit en 2006 The Eraser, premier projet solo de Thom Yorke, avant d’intégrer son nouveau groupe en tant que musicien. Joey Waronker, batteur d’Atoms For Peace et d’Ultraista, a officié pour Beck, dont Godrich a produit plusieurs albums. Le second opus de Charlotte Gainsbourg, supervisé par Godrich, a été composé en partie par Air, qui avaient déjà fait appel à ses services pour Talkie Walkie en 2004. Un peu compliqué, mais vous voyez l’idée : un cercle d’artistes aux nombreux liens et aux collaborations régulières qui se font et se défont.
Renaud Letang lui aussi s’est constitué son petit monde d’amis et collaborateurs : « À partir de 2002, j’ai développé mes compétences avec un groupe d’artistes et amis, avec lesquels on a pu s’éclater et évoluer ». Il parle bien sûr de Gonzales, de Feist, de Mocky, Jamie Liddell et Peaches, pour lesquels il a produit plusieurs albums et titres, seuls ou à plusieurs.
Peaches (à gauche) et Feist (à droite)
Références
En tant que producteur, Letang porte une admiration sans bornes à Stevie Wonder et Quincy Jones. « -Stevie Wonder a été le premier à transgresser toutes les règles, à produire comme il en avait envie, sans se demander si un batteur pouvait ou non avoir trois charlestons – bien sûr que oui ! Il a balayé toutes les conventions de production, qui à cette époque étaient complètement figées ». Haut dans son top personnel, on trouve également Thriller de Michael Jackson : « Une révélation au niveau de la production. C’est aussi carré et précis qu’un morceau classique, mais dans le cadre de la pop. On est très loin du bœuf, de l’approximatif. Quincy Jones a mis la barre très haute ».
Les idoles de Godrich sont plus british, plus rock, plus électroniques. « Quand j’étais enfant, tous les ans, quelqu’un sortait un disque qui changeait la manière dont on produirait des disques dans le futur. Après Nevermind The Bollocks des Sex Pistols, les gens n’ont plus envisagé la musique de la même manière. Même chose après The Man-Machine de Kraftwerk. » Il admire également l’afrobeat de Fela Kuti pour ses phrases hypnotiques qui se répètent à l’infini : « c’est très proche de la musique électronique, mais avec quelque chose de plus organique car c’est joué sur de vrais instruments ».
Ce qui le captive par dessus tout, ce sont les rythmiques : « Jouer avec le rythme, la basse et les éléments électroniques. C’est pour ça que je n’ai utilisé aucune guitare sur l’album d’Ultraista ».
Les frissons, c’est physique, ça vient sans réflexion, c’est inexplicable
Démarche
Lorsqu’on leur demande ce qu’ils recherchent avant tout dans la production musicale, Nigel Godrich et Renaud Letang offrent des réponses à la fois similaires et différentes, témoignant de sensibilités compatibles mais aussi de deux cultures musicales distinctes – l’une anglo-saxonne, plus rationnelle ; l’autre française, plus axée sur le sensible.
Godrich évoque instantanément l’importance du contexte sonore : « Adulte, j’ai réalise que j’aimais le bruit de l’ambiance. J’aime le son des choses en arrière-plan, à distance. J’aime le son de l’air, la réverbération, le bruit de l’espace ». Ainsi, certaines voix du Boy With No Name de Travis (2007) ont-elles été enregistrées dans une voiture, alors que le chanteur conduisant.
Le producteur anglais envisage le son de manière très visuelle, en termes de couleurs et de textures. « Le son a assez de pouvoir pour nous faire voir des choses. Lorsque l’on a compris ça, cela rend la production plus sensible, plus affective, bien plus profonde. »
Une conception qu’il partage avec Letang, pour qui la production musicale est avant tout histoire de sentiments. « Le boulot d’un producteur, c’est d’être en accord avec le moment et le sentiment qui y correspond ». Son travail, c’est de comprendre l’essence d’un morceau et d’en « bonifier » le sentiment à l’aide des harmonies, des cadences. « Et ce sentiment est universel. Parmi les fans d’Eminem, il y en a peut-être 10% qui comprennent les paroles et pourtant, sur le même refrain, à la même mesure, on ressent tous le même sentiment. Ce n’est pas une question de paroles mais de son, de rythme, de vibrations. Et c’est magique ».
« Les frissons, c’est physique, ça vient sans réflexion, c’est inexplicable », selon Letang. Une réflexion qui fait étrangement écho à celle de Godrich, pour qui on ne peut jamais savoir à l’avance ce qui va toucher ou non. « On n’en a aucune idée, et c’est ça la beauté du truc. La musique, la production, c’est un jeu constant ».
Un jeu qui, pour l’un comme pour l’autre, et au plus grand plaisir de nos oreilles, en a valu la chandelle.