Le premier solo de Shu s’offre une réédition, l’occasion de redécouvrir ce classique.
Un disque peut parfois devenir un événement marquant dans une vie. C’est une rencontre qui s’offre comme un souvenir. Une sentence délivrée par un oncle croisé lors d’une fête de famille trop vaste. « tu sais la Vie c’est pas toujours comme on veut, c’est souvent comme on peut ». Des mots glissés au détour d’une table et qui marquent à jamais. Et cette petite phrase trotte toujours dans la tête. Empreintes de mots dans le cerveau qu’on se répète et se répète et qui ne prennent que davantage de sens à chaque fois qu’on le fait. Une sentence qui chemine en parallèle de l’existence, et dont on ne prend la mesure et l’importance qu’au fil de l’expérience de la vie. À la manière d’un couplet de Shurik’n, ceux de « La Lettre », parus en 1998 sur l’album Où Je Vis. Une rencontre qui date d’il y a 18 ans maintenant, et pourtant bien des mémoires ont la possibilité de réciter le texte en entier, comme une fable de La Fontaine apprise à l’école.
Oncle Shu’ a éclairé de ses rimes bien des sourires, bien des pleurs, et bien des interrogations. Un des disques qui a fait qu’il est devenu un proche, et qu’il vit un peu avec chacun de ceux qui l’ont écouté, c’est ce premier album solo. Mais pourquoi chaque petit auditeur de rap a en tête quelques rimes de Où Je Vis. En somme pourquoi ce disque est un tel classique ?
D’abord pour sa temporalité, en 1998, IAM trône sur le rap français après le succès du chef d’oeuvre L’école du Micro D’argent et c’est le moment que plusieurs membres du groupe choisissent pour se consacrer à un travail plus personnel : écrire son album solo pour Shurik’n ( AKH avait lui sorti
Métèque et mat en 1995), créer la BO de Taxi pour Akhenaton, alors que Kheops achève l’œuvre Sad Hill.
Au cœur de cette effervescence et de cette productivité, Où Je Vis est d’ailleurs un peu l’Anti Sad Hill. Alors que ce dernier est un projet collaboratif avec énormément d’invités et de références (le fil directeur est le Bon la brute et le truand) qui cherche à brasser large avec un concept album où les emcees n’hésitent pas à prendre de nouveaux pseudonymes (Blondin, Sentenza et Tuco comme les personnages du film) Où je vis est quant à lui un disque de sincérité et de dénuement. Il est l’espace d’expression le plus vaste que Shurik’n ne se soit jamais donné.
Et ce disque constitue une véritable démonstration lyricale, d’identité et de personnalité. Tardif dans la carrière de musicien du emcee marseillais, il n’est pas une introduction, c’est un autoportrait musical, de la part de quelqu’un qui n’a jamais fait autre chose que de mettre en mots les autres et leur quotidien. Et ce dont le disque fait évidemment preuve, c’est d’une très grande maturité de la part d’un rappeur maintenant prêt à se laisser totalement découvrir et à écrire un disque intemporel.
La force d’Où je vis réside donc dans son ambivalence entre une oeuvre personnelle et universelle. C’est ce qui sous-tend l’ensemble du disque et en fait un chef d’œuvre.
Universel d’abord, parce qu’en tant que chroniqueur d’un mode de vie qu’il côtoie, Shurik’n a déjà prouvé qu’il sait rapper la rue et la mélancolie intrinsèque qu’elle dégage, dans « Demain c’est Loin« évidemment, chef d’oeuvre parmi les chef d’oeuvre et son couplet où la justesse d’écriture et la véracité font déjà de Shu’ un des plus grands représentant du reality rap.
Mais Où je vis, et son titre explicite parachève cette maîtrise d’écriture et cette alchimie de flow, les couplets retranscrivent à la manière du roman naturaliste le quotidien sociologique de Marseille et font de shu’ un porte parole légitime du monde qu’il cherche à raconter, parce qu’il évite les écueils d’une écriture qui cherche l’apitoiement et le misérabilisme.
Aujourd’hui encore les propos abordés sont criants de vérité, parce que dès la composition le choix des images et angles de traitement des sujets du disque tendaient vers un recul et une lucidité d’un musicien qui est aussi un fin observateur. Esprit Anesthésié et sa crainte de la montée du Front National sonne comme un morceau écrit avant hier.
Personnel ensuite parce qu’on retrouve dans le disque l’identité particulière d’un artiste, dans sa distinction avec les référents pharaoniques chers à IAM d’abord, en s’orientant davantage vers des clins d’œil asiatiques dont la plus évidente est le morceau « Samuraï ». Dans quelque thèmes qui traitent directement la famille, comme « Lettre » ou « Mémoire », mais ce rapport à la famille (on note la présence de Faf Larage) à la proximité devient même un leitmotiv du disque sous l’idée d’une appartenance à un clan, (Mon Clan, Les miens). Si c’est un disque solo, Shu parle quand même des siens (tous les invités sont marseillais), mais pour tout le monde, du personnel à l’universel, toujours.
Musicalement sobre, humble dans l’attitude, c’est dans la justesse et la finesse que Shurik’n se distingue sur Où je vis, par une subtile alchimie entre rapport à l’intime qui permet l’identification et l’écriture d’un manifeste qui fait se soulever les masses, Shu’ parvient bien à devenir le tonton de tout auditeur de rap, et propose des morceaux qui ne nous ont jamais quittés.