Le chef-d’oeuvre du Doc.
Elle est incroyable, la destinée de ce disque. Un disque aujourd’hui inestimable en vinyle avant sa réédition. Un disque qui appartient au panthéon du rap français, un disque qualifié, par beaucoup, de classique au sens le plus noble qu’un auditeur de rap puisse lui donner, et pourtant un disque loin de faire l’unanimité à sa sortie, qui, chez ces mêmes auditeurs de rap chevronnés, était l’objet de moqueries.
Avant la gloire, les moqueries
Il faut dire que le parcours de l’artiste derrière cette œuvre est tout autant chaotique : trop haut, trop tôt, on connaît les méandres douloureux dans lesquels le Doc est tombé depuis. Ses apparitions télévisées, où il finit par devenir sa propre caricature, son pétage de cables affligeant chez OÜI FM, son ralliement à Sarkozy – auquel, provocation ultime, il consacre même un livre -…
Mais c’est une erreur immuable que de se focaliser sur l’auteur plutôt que sur l’oeuvre, surtout parce que c’est tout ce qu’il nous reste de Doc Gynéco. Un premier disque qui contient déjà toute l’oeuvre en creux et qui prend la forme d’oxymores… Une nonchalance arrogante, une malice qui traduit la souffrance et surtout cette incapacité à n’être « qu’un rappeur »… Et un succès qui fait figure d’Icare avec ce million de disques vendus, qui lui vaudront d’ailleurs d’en paraître un, de vendu…
Un miracle de ventes d’autant plus surprenant que personne ne l’a vu venir. Avant ce disque, les apparions discographiques ou radiophoniques de Bruno sont quasi-inexistantes. Ses camarades du Ministère A.M.E.R., eux, défraient la chronique, et veulent sacrifier de la volaille. Lui, paraît le gendre idéal, à part peut-être qu’il aime trop les filles, au pluriel, vraiment.
Nonchalance poétique
Ça n’est pas la même rue qu’il conte, pas celle de tout le monde, c’est la sienne (Dans Ma Rue), pas besoin d’en faire des caisses donc, et c’est cette légèreté sombre qui le distingue. Déjà dans cette dichotomie textes/prods où des sujets graves sont abordés sur des basses rondes (Nirvana) avec ce paroxysme d’un quotidien qui vire au tragique : « J’en ai marre des meufs, j’en ai marre des keufs, c’est toujours la même mouille, toujours les mêmes fouilles ». La finesse de l’écriture de Bruno s’observe dans ce jeu d’équilibriste qui lui évite toujours de devenir gras. Sous son flow, la misogynie devient presque tendre. S’il s’en fout de tout, le Doc finit toujours par être rattrapé par une certaine sensibilité et la nonchalance devient poétique.
Autre paroxysme du disque, on croise un Doc bien gris sur Né Ici, qui rappe un Paris où « les seringues mortes se ramassent à la pelle », référence évidente au standard de la variété française, Les Feuilles Mortes, chantées par Yves Montand, Dalida, Grace Jones, Juliette Gréco, Françoise Hardy, Bernard Lavilliers, Édith Piaf… Déjà le Doc s’inscrit dans la variété, par le texte même. Il le revendiquera d’ailleurs, devant ses détracteurs : « classez-moi dans la variet’ ».
C’est peut-être cet amour pour la variété qui rend paradoxalement son rap le plus moderne à l’époque, car cet amour pour le passé et le son organique le pousse à vouloir enregistrer avec de vrais instruments. Un luxe qu’il s’offre à Los Angeles, bastion de la G-Funk dont tout le rap français se fout alors complètement et qui confère à l’album ce groove décomplexé et organique dont découle cette capacité à faire des tubes, que beaucoup copieront ensuite.
Grâce au Doc tout le rap français devient pop pour la première fois et aujourd’hui c’est tout le rap qui est classé dans la variet’, et c’est sans doute grâce au Doc, car ceux qui ont cherché à faire ce tube pour le tube, (Alliance Ethnik, Reciprok…) n’ont jamais connu la légitimité de Bruno.
Visuel : (c) pochette de Première Consultation