La chronique de Jean Rouzaud.
Avec cette vie de Georges Bernier, alias Professeur Choron, grand timonier du navire Hara Kiri, c’est une véritable contre-histoire de la France que l’on découvre, hébété par la violence de ce récit échevelé.
Choron, grand timonier du navire Hara Kiri
Jean-Marie Gourio (auteur à succès de Brèves de comptoir et membre de l’équipe) a su mettre en ordre – et en vie -la mémoire trépidante de Bernier – Choron, dans un style direct, sobre, efficace…On pense à Céline, à Panais Israti, à Henri Miller ou Charles Bukowski ou même à Jean-Louis Costes (le performeur), en lisant cette course folle d’un fils de garde barrière né dans l’entre-deux-guerres.
Rien ne destinait le petit Georget, pauvre, isolé, parents prolétaires écrasés par le destin, à devenir un éditeur prolifique et l’inventeur d’un état d’esprit « bête et méchant », de journaux hautement satiriques, puis lui-même un personnage emblématique de la contre-culture la plus incontrôlable…
Non seulement ses aventures sont sidérantes de force et de cruauté, mais le destin de Choron est inouï . Par une annonce, il va diriger des équipes de vendeurs de journaux de rues, et, dans une ascension vertigineuse, il va créer avec Cavanna (autre rescapé de guerre !) un mythe : le journal de la cruauté, du scandale…Hara Kiri.
À la télé, dès 1963, il passe les bébés à la moulinette ou transforme un poste de télé en clapier ou poulailler. Avec Jean-Christophe Averty, dépassé par cet homme sorti de nulle part. Vraiment du jamais vu…Le destin s’en mêle, et il va être rejoint par des chevaliers : Fred, Reiser, Gébé, Topor, Wolinski, Cabu, puis Berroyer, Gourio, Vuillemin…Il sera le roi Arthur de cette table à dessin, ripaille, orgie…Une légende.
Jean-Marie Gourio a assemblé cette histoire de fou, cette course folle de Georges Bernier, chef pirate, improvisant édition, fabrication, distribution, financement, et gestion délirante au milieu de plaintes, procès, interdictions, arnaques, mauvais payeurs, arnaqueurs et parasites de toutes sortes…
Sa vie fut un one-man-show
Et par-dessus tout, un boulot de dingue : se réunir, inventer, créer, se disputer, payer…Lieux, loyers, piges, matériel, gérer les egos et les finances (l’ayant fait deux ou trois fois, je peux vous dire que c’est un cauchemar), surtout lorsque l’inspiration doit être permanente, mais sans limite ni contrôle, entouré de censure et de comparutions en justice.
Je ne veux rien raconter de cette vie unique, de cet homme en réalité sentimental et distingué, élégant et raffiné, car il en a été l’auteur parfait, qui aurait pu faire une énorme carrière sur scène (son Olympia fut un succès). Sa vie fut un one-man-show. Il a préféré sa bande, ses journaux, ses romans-photos, ses slogans géniaux…Intervenant sans cesse avec hebdos, mensuels ou livres, dans la vie réelle, réinventant le monde, ne respectant rien ni personne.
Cette vie sur le fil se lit comme un roman dont on ne sort pas intact. On est remué, ému, déprimé, galvanisé puis abattu, devant les efforts de cet homme sincère et désintéressé, noceur et gaspilleur et pourtant si efficace et si profondément humain. Son enfance et surtout la guerre d’Indochine (où il aurait dû mourir) font pleurer, puis sa lutte pour la vie ou l’on rit avant de frémir donne une sorte de « voyage au bout de la vie » épuisant.
Là vraiment, on est face à une aventure unique. La fin tragique se retrouve dans les mémoires de tous les héros de la contre-culture : ils ont fait avancer les choses, ils ont changé le monde, mais ils se sont retrouvés seuls, sans rien et le monde est retourné à ses habitudes, ses égoïsmes, lâchetés et hypocrisies quotidiennes. Amen.
À écouter aussi, le focus de Richard Gaitet dans la Nova Book Box, sur Choron.
Professeur Choron. Vous me croirez si vous voulez. Mémoires de guerre et d’humour. Par Georges Bernier avec Jean-Marie Gourio. Nouvelles éditions Wombat. 320 pages. 22 Euros. Avec cahier photo (génial) de 32 pages.
Visuel : © Arnaud Baumann