La contestation connectée.
La gronde s’intensifie au Kenya. Les hôpitaux publics sont paralysés par un appel à la grève lancé par les médecins le 5 décembre dernier. Ils protestent contre des salaires trop bas et des conditions de travail intenables, le manque de matériel, de médicaments, l’état des structures hospitalières.
Les syndicats attendent toujours la mise en application d’un accord (CBA, Collective Bargainning Agreement) signé en 2013 avec le gouvernement, après une première grève des médecins en 2011. Mais depuis trois ans, rien n’a été mis en place et le président Uhuru Kenyatta fait la sourde oreille. Il leur promettait pourtant une hausse des salaires allant jusqu’à 300%. “Nous continuerons la grève tant que le CBA ne sera pas mis en application. Si cela doit prendre 10 ans alors qu’il en soit ainsi”, a déclaré à Business Africa Daily le Dr Ouma Oluga, Secrétaire général du principal syndicat médical.
Les premières manifestations, les 5 et 7 décembre, les pancartes brandies par les médecins dans les rues de Nairobi et Mombasa, entre autres, portaient des inscriptions telles que “J’offre des services que je peux pas me payer” ou encore : “Nous ne tolèrerons plus l’esclavage”. La grève ayant été déclarée comme illégale, les représentants des syndicats ont été convoqués devant la justice et risquent plusieurs mois, voire des années derrière les barreaux.
Si les infirmiers (dont la situation est tout aussi intenable que celle des médecins) sont retournés au travail après être parvenus à un accord avec le pouvoir (et après avoir été menacés de licenciement), les médecins sont déterminés à continuer la grève. Le 23 décembre dernier, le mouvement s’est étendu aux hôpitaux et cliniques privées, qui jusque-là servaient de refuge aux patients délaissés dans le public. On dénombre de nombreuses victimes suite au manque de soins.
Twitter plutôt que la rue
La répression des premières manifestations a été musclée. Peu à peu, c’est sur les réseaux sociaux que la gronde a commencé à s’organiser. La grève qui touchait le secteur médical est en train de devenir un véritable mouvement de contestation sociale. Fatigués par un gouvernement qui croule sous les scandales de corruption mais prétend ne pas avoir assez d’argent pour mieux payer les médecins, la population kényane est à bout.
George Gathigi est chercheur en journalisme et communication à l’Université de Nairobi. Pour lui, la contestation sur les réseaux sociaux est une réponse à la surdité du gouvernement : “Les réseaux sociaux sont avant tout un espace où se construit la coalition et la protestation. Il ne se passe pas un jour en ce moment sans qu’il n’y ait une manifestation dans les rues, surtout à Nairobi. Mais l’État s’est montré violent, et le web s’avère être un espace de contestation plus sécurisé. Le dialogue y est différent. On peut s’adresser directement aux organes de pouvoir et, d’une certaine manière, se défouler.”
Médecins et personnel de santé se sont mis à utiliser les réseaux sociaux pour raconter leurs histoires, leur quotidien. Avec des situations impensables souvent inconnues de la population. Les décès de patients liés au manque de matériel ou de médicaments, les heures et les jours enchaînés en salle d’opération, les mois de salaires de retard… Des témoignages ont envahi Twitter, Facebook et Instagram, sous les hashtags #doctorsarehumantoo, #LipaKamaTender ou encore #DoctorsStrike.
#LipaKamaTender pic.twitter.com/pBpPE0yD49
— Wambui Waiganjo (@wambuiwaithaka) 10 décembre 2016
« I Hate that I have my son in theatre when he should be settled in his bed. » Dr @swabrabreik#LipaKamaTender cc @kenyanpundit # pic.twitter.com/2wXoMIU5ER
— Nasir (@great_omz) 23 décembre 2016
This is the life of a doctor, working without equipment as our money is looted. That’s why I support #DoctorsStrike pic.twitter.com/TloQg37AY7
— SokoAnalyst (@SokoAnalyst) 8 décembre 2016
Ce dernier tweet reprend un post Facebook rédigé par un médecin de Nairobi :
“Avez-vous déjà passé des heures à procéder à un accouchement, pour qu’une femme donne naissance à un bébé prématuré de 28 semaines, pour changer de rôle et faire un massage cardiaque à ce prématuré, pendant des heures, parce que votre département n’a pas d’appareil de respiration artificielle, qu’on ne rêverait même pas d’avoir du tensioactif (pour ceux qui l’ignorent, c’est un fluide qui permet aux poumons des bébés de ne pas se rétracter quand ils expirent). Vous finissez par décider qu’il faut transporter ce bébé à KNH [Kenyatta National Hospital, à Nairobi, ndlr] car ce n’est que là qu’il pourrait voir une chance de survivre. Donc vous sautez dans une ambulance et maintenez les poumons du bébé d’Isolo à Nairobi, un trajet qui prend quatre heures si les circonstances sont favorables. (…) ”
Les conditions de travail s’affichent à la vue de tous. Et la colère monte.
Dear Kenyan,
— Sam Gichuru (@SamGichuru) 22 décembre 2016
In this Christmas season, don’t get sick, we are not paying doctors.
Signed
Ministry of Health #LipaKamaTender
“Chers kényans, ce Noël, ne tombez pas malades, nous ne payons pas les médecins. Signé, le Ministère de la Santé.”
“Faire entendre sa voix sur les problématiques importantes est un véritable style de vie, précise George Gathigi. L’intelligentsia et les classes moyennes sont très opposées au gouvernement et se font de plus en plus entendre.” Un gouvernement qui assure vouloir répondre aux médecins s’ils retournent au travail.
CS Mailu: We are still urging doctors to come back to the negotiating table. I ask them to cushion their excesses with humility.
— Ministry of Health (@MOH_Kenya) 14 décembre 2016
Le dialogue de sourds, même en 140 caractères, n’a pas l’air prêt de s’arrêter.
Visuel : (c) Dennis Onsongo | Nation Media Group