Alors comme ça faut tous qu’on écoute Drake ?
Ce week-end, la plate-forme de streaming Spotify réservait une surprise à ses utilisateurs. À ses 75 millions d’abonnés payants, mais aussi à ceux qui n’ont pas souscrit à l’offre premium (qui permet d’accéder au service de manière illimitée et sans publicités). Pour la sortie de son dernier album, Scorpion, Drake est en effet devenu la tête d’affiche de la plate-forme, positionné en Une de l’intégralité de ses playlists, même si aucun de ses morceaux n’apparaissait, en réalité, dans certaines de ces dernières, qu’il s’agisse de « Rap Caviar », de « Fresh Gospel » ou de « Best of British », une playlist consacrée aux artistes britanniques donc, alors que Drake est… canadien. Concrètement : le visage de Drake apparaissait en illustration visuelle, mais aucun de ses morceaux ne figuraient à l’intérieur des playlists en question…
On pouvait aussi retrouver le même phénomène en France, où l’onglet « Sorties » était même intitulé Drake Friday. Un hold-up qui a sans aucun doute participé au record incroyable battu par l’artiste. Son album a en effet cumulé 132 millions de streams en 24 heures vendredi, le jour de sa sortie. Le précédent record était détenu par le rappeur Post Malone avec son album beerbongs & bentleys, qui avait cumulé pour sa part 78 millions de streams en un jour.
Une nouvelle forme de recommandation
La question n’est pas de porter un jugement de valeur sur la qualité de cet album ou de savoir s’il « mérite » ou non ses millions de streams, mais plutôt de savoir, comme se demande l’écrivain Damon Krukowski dans une tribune pour Pitchfork, « qu’est-ce que cela signifie quand Spotify n’a rien d’autre à nous recommander que Drake ? » En d’autres mots, une plate-forme de streaming a-t-elle le droit de transformer une recommandation en un ordre implicite, celui de passer une oreille sur un artiste qui jusqu’ici n’aurait peut-être jamais fait irruption dans nos playlists ?
En plaçant des images de Drake sur l’intégralité de ses couvertures de playlists, même celles qui ne comptaient en fait aucun morceau de l’artiste, Spotify contraint ses abonnés à écouter ce que la plate-forme souhaite leur faire écouter. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs fustigé cette méthode en demandant un remboursement de leur abonnement. « J’ai bien compris que Spotify était une entité commerciale et que vous essayez d’en tirer de l’argent, mais je n’ai pas payé pour ça. Je ne veux pas qu’on me mette des artistes en pleine face parce qu’ils paient plus que les autres. Je paie pour écouter la musique que je préfère », peut-on lire dans un commentaire laissé sur la plate-forme. Sur reddit, des utilisateurs de Spotify ont fait savoir qu’ils étaient parvenus à se faire rembourser leur abonnement du mois de juin, en contactant son service client.
@SpotifyCares I am a premium user, I do now pay for adverts. Why is Drake being advertised to me al over the playlist images, even playlists he doesn’t have a single track in!?!? Please issue a refund for a months payment for this, I pay for no adverts
— Rob Sharp – Magician (@RobSharpMagic) July 2, 2018
En poussant ses abonnés à l’écoute de Drake, Spotify devait inévitablement se frotter à une comparaison avec Apple, qui en septembre 2014, plaçait dans l’iTunes de ses clients le dernier album de U2, Songs of Innocence, sans demander l’accord de ces derniers. Rapidement, la firme avait dû faire marche-arrière, tout comme le groupe, qui avait dû s’excuser, avant de créer un site qui permettait à ceux qui le souhaitaient de faire disparaître l’album de leur bibliothèque.
« Dans le cas d’Apple, beaucoup ont expliqué avoir été choqué de n’avoir aucun mot à dire sur ce qui tombait dans leurs fichier iTunes », explique Damon Krukowski, tandis que dans le cas de Spotify et Drake, « Ce que l’on découvre, c’est que leurs playlists et recommandations n’ont, surprise, rien à voir avec vous. Elles ont à voir avec eux, et avec le pouvoir qu’ils engrangent à partir de nos données et qu’ils exercent avec leur algorithme. » L’équation est simple, mettre un artiste en avant dans une playlist, dans ses publicités, c’est augmenter le nombre de streams, et forcément, augmenter ses recettes, pour l’artiste et pour la plate-forme. Et Drake, c’est un peu la poule aux oeufs d’or pour Spotify. Déjà en 2016, il explosait les scores avec 4,7 milliards de lectures sur l’intégralité de son catalogue.
En faisant le choix de mettre en avant Drake, et l’image est assez frappante, Spotify témoigne des ambitions d’une plate-forme qui, à l’image de Deezer en France (qui a déjà même commencé à produire ses propres contenus éditoriaux), tend à fonctionner comme un média, musical, curateur, à même d’indiquer aux gens ce qu’il faut ou non écouter. À la différence près qu’il ne suggère presque plus l’écoute : il est quasiment en train de l’imposer. Il était en effet quasi impossible de ne pas écouter Drake ce jour-là, et l’utilisateur de Spotify faisait donc aussi face à un matraquage marketing à peine dissimulé.
Décisions éditoriales
Pas à un paradoxe près, le porte-parole de la plate-forme évoquait, il y a quelques semaines, les « décisions éditoriales », prises par Spotify, censées « refléter leurs valeurs », lorsque fut prise la décision de retirer des playlists des morceaux de R.Kelly et de XXXtentacion, après avoir modifié leur charte sur les contenus et les comportements haineux. « Dans certaines circonstances, lorsqu’un artiste ou un créateur fait quelque chose de particulièrement dangereux ou haineux (par exemple, la violence envers les enfants et la violence sexuelle), cela peut affecter nos façons de travailler ou de soutenir cet artiste ou ce créateur » expliquait le porte-parole. Évidemment, ces arguments font des références à des faits grave, en l’occurrence, des accusations de violences sexuelles envers des femmes pour R. Kelly et des coups portés à sa compagne, enceinte, pour XXXTentacion. Une décision qui a largement impacté le nombre d’écoutes de l’un des tubes de ce dernier, « SAD! », puisqu’il aurait chuté de 17% selon Billboard.
Spotify avait dû faire marche-arrière, après que des poids lourds de l’industrie ne s’insurge et menace de retirer leurs propres musique de Spotify si R. Kelly et XXXTentacion ne faisaient pas leur retour dans les playlists, Kendrick Lamar parmi eux. Ce qui rétablit un rapport de force : Spotify ne peut pas aller à l’encontre de ses plus grosses forces de frappe en termes de stream.
Puisqu’il faut que tout le monde écoute Drake, n’allons-nous pas finir par tous écouter la même chose ?
Le cas de Drake est bien plus léger, mais dans le fond, l’initiative de Spotify suppose dans les deux cas que la plate-forme se laisse le droit de définir ce qu’il est acceptable ou non de se mettre dans les oreilles, ce qui redéfinit forcément la relation entre l’entreprise et ses consommateurs. Tout comme l’avait fait, quelques années plus tôt, Apple avec U2.
À terme, ces grandes opérations de curating/marketing continuent de questionner nos habitudes d’écoute et l’impact que finit par avoir les plate-formes sur la musique que nous « découvrons », ou plutôt qui s’impose à nous. En jeu aussi, évidemment, une uniformisation toujours plus croissante des écoutes. Puisqu’il faut que tout le monde écoute Drake, n’allons-nous pas finir par tous écouter la même chose ? De même, cette stratégie fait évoluer les formats des habitudes d’écoute, et notamment celle de la fameuse playlist, dont le format devient chaque jour de plus en plus important, que Spotify et les autres plates-formes de streaming tentent de faire primer sur celui, qui commence à devenir bien désuet, celui d’album.
Visuel : (c) Morane Aubert