La chronique de Jean Rouzaud.
Ralph Rumney, artiste peintre anglais des années 50, tendance abstrait et « angry Youg man », s’est retrouvé enrôlé par les bandes des Lettristes français, puis viré par les situationnistes un peu plus tard…Les éditions Allia publient ses mémoires, qui nous aident à éclairer cette période obscure et conflictuelle des années 50-60 où un Art radical et encore méconnu, regroupe les avant-gardes du siècle pour un nouveau style : le Lettrisme.
Les Lettristes de Saint-Germain-des-Prés, voulant dépasser l’Art et faire de leurs vies des œuvres, avaient bricolé une idée latente, la bien nommée « psychogéographie », qui consistait à définir des parcours codés et rêvés dans leurs villes d’élection…Comme des cartes au trésor, avec itinéraire, signes cabalistiques, souvenirs et impressions (Léo Malet pratiquait cela dans ses polars), ils tentaient de redéfinir le monde…et l’Art et la société, bref, tout raser pour reconstruire… ? Mai 68 leur doit beaucoup d’utopies.
Errance et bagarre chez les révolutionnaires ?
De même que les hippies fumeront de l’herbe pour changer leur perception, les Lettristes (qui allaient devenir les Situationnistes en partie) buvaient comme des trous, ajoutant d’autres substances destructives (mélanges, hasch, éther), comme épreuve d’entrée dans leur milieu. Rumney y hérita du surnom « Le Consul », référence littéraire au héros du livre de Malcolm Lowry Au-dessous du Volcan, qui se suicide par Tequila et Mescal interposés, au Mexique !
Il hérita aussi de la lourde tâche de réaliser la psychogéographie de Venise ! Ce qu’il fit, mais son rendu final ayant un peu de retard, Guy Debord, sorte de chef auto-proclamé et paranoïaque, le vira de leurs organisations pour cette fausse raison !
Car les mouvements s’étaient radicalisé au cours des années 50, et notamment l’« Internationale lettriste » (avec des amis et membres anglais, belges, hollandais, et italiens), qui avaient fini par être détrônée par l’« Internationale situationniste » au sein de laquelle, comme André Breton qui excluait tous les Surréalistes, Debord chassait les membres les uns après les autres ! Les conflits de pouvoir devenaient une règle…
En réalité, la création de ces groupes avait pour inspiration les Futuristes (1915), puis les omniprésents Dadaïstes dès 1917, suivis des Surréalistes…Une sorte de Trans-avant garde (terme inventé par Achille Bonito Oliva vers 1980, pour définir les nouveaux peintres de l’époque), beaucoup basé sur la révolte, le scandale, les happenings et autres « coups de théâtre ».
Futuristes, Dadaïstes, Surréalistes, Hippies, Punk…
Et au cours de ces années (1949 -1960), de multiples conférences, expositions, journaux, tracts, évènements et même des films avaient été lancés par ces bandes disparates pour des résultats mitigés. La désorganisation, la diversité des membres actifs, les opinions et attitudes successives, avec mots d’ordre brutaux, la pauvreté, puis la dispersion des membres, chacun dans sa partie : peintres, écrivains, cinéastes, photographes, poètes ou clochards…voire escrocs, avec des réussites diverses, avait envenimé les rapports.
Ralph Rumney, tout aussi buveur que fauché, avait épousé Peggeen, la fille peintre de la riche collectionneuse Peggy Guggenheim, mais ça ne lui avait procuré que des ennuis, et ses toiles géométriques, collages de feuilles de métal dorées ou argentées, se vendaient peu.
Mais ce que ce livre de souvenirs nous fait réaliser, c’est les contacts de tous les artistes d’avant-garde, de cette après-guerre bâtarde ou la création allait basculer dans un intellectualisme militant. Les Surréalistes (Michaux, Bataille…) passaient le relais aux Lettristes, mais ceux-ci allaient croiser les Situationnistes, puis viendront les Beat poètes (Burroughs, Ginsberg…) et même les Nouveaux Réalistes (Arman, Yves Klein…) Arrivera aussi le groupe Cobra (Copenhague, Bruxelles, Amsterdam, avec Karel Appel, Asger Jorn…) et ça allait continuer avec les Hippies, puis les Gauchistes avant et pendant Mai 68 et plus tard les Punks de 77, comme une filiation interminable et douloureuse.
On aime ou on déteste cette époque révoltée, brouillonne, suicidaire, agressive, pleine de ressentiments envers une société et un pouvoir déjà en décomposition (la guerre de 40 honteuse, suivie de l’Indochine, de la Corée, l’Algérie et les guerres d’indépendance africaines, et Cuba puis le Vietnam…) On réalise la frustration d’une jeunesse entre deux temps.
C’est cette incroyable puzzle d’idées, d’influences, des détournements, de révolte, de création et de désir de changement irrépressible et absolu qui allait nous faire tous basculer dans un temps postmoderne de révolution permanente.
Le Consul. Entretiens avec Ralph Rumney, par Gérard Bérreby. En collaboration avec Giulio Minghini et Chantal Osterreicher. Éditions Allia. 200 pages. Nombreuses photos et documents d’époque en noir et blanc (plans, cartes, toiles, coupures de journaux, free press, portraits…) + vingt pages sur la psychogéographie de Venise par Ralph Rumney.