Drogue dure pour rap torturé.
Le mercredi 12 juillet 2017, le Ministère des Solidarités et de la Santé annonce qu’il sera désormais obligatoire de se munir d’une ordonnance pour tous les médicaments contenant des produits dérivés de l’opium. L’arrêté, à effet immédiat, cible principalement deux types de sirops pour la toux : le Neo-Codion et l’Euphon, qui contiennent de la codéine.
L’information peut paraître anodine pour les non-initiés. C’est pourtant toute une culture de la défonce qui est visée par cet arrêté. C’est la culture de la lean. Elle ne date pas d’hier, mais la France l’a découverte sur le tard, notamment après la mort de deux adolescents cette année. En deux ans, trente cas « graves » liés à la lean ont été relevés. Ce constat tardif découle comme bien souvent d’une méconnaissance profonde de la culture rap et d’une incapacité à mesurer son impact sur la jeunesse.
Sirops codéine + antihistaminique + Sprite = lean
Mais qu’est-ce que la lean, concrètement ? Un cocktail qui se compose en France de sirop codéine (L’Euphon ou de Néo-codion) et d’un antihistaminique (prométhazine plus précisément, contenue dans le Phenargan par exemple) qui a pour fonction de parer les effets secondaires du sirop (vomissements, démangeaisons de la gorge). Le tout est associé à des sodas, souvent du Sprite, et est associé à la couleur violette dans l’imaginaire collectif mais chacun peut s’improviser expert en mixologie avec la variété infinie de sodas que l’on trouve dans le commerce.
M le Maudit est MC au sein des collectifs DojoKlan et LTF. Il est notamment l’auteur d’un morceau intitulé « M€DICAM€NT ». Il y revendique la consommation et l’univers de la culture lean : « Mehdi Comment ? Pourquoi c’monde est camé ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Tout va mieux quand j’avale médicament ».
« Tout va mieux quand j’avale médicament »
Voilà comment il évoque les ressentis de la consommation de lean : « C’est une dimension, le produit te met dans des états qui te font ressentir des sensations exacerbées, que tu ne peux pas connaître autrement. La douleur s’en va, la pensée s’évade, c’est une anesthésie mentale qui te permet d’intérioriser beaucoup, c’est comme si on coupait ton corps, un coma physique mais ton esprit continue à vitesse normale, tu restes dans quelque chose d’intérieur. Et comme toutes les drogues, elle m’aide à créer. »
Derrière ses côtés colorés M Le Maudit le rappelle : la lean représente quelque chose de très sombre dès ses débuts. « Ça commence à Houston avec des crackeux qui étaient en manque d’héroïne, c’est un truc de “gueush” (Crackheads) à la base, parce que ça n’était pas cher ». Mais pour comprendre cette culture de la lean et sa popularité, il faut alors comprendre la musique qui y est associée. Et là encore, tout commence à Houston, où on appelle ce breuvage le Texas Tea.
On ne peut pas aborder le rap de Houston sans évoquer un homme en particulier, et sa dépendance à la codéine. Une addiction qui l’emportera des suites d’une overdose le 16 novembre 2000. Cet homme c’est DJ Screw, inventeur d’une technique de remix de hip-hop : le Chopped & Screwed, c’est-à-dire le fait de hacher et de ralentir le son. Dans les années 90, il s’évertue à ralentir le tempo des morceaux de rap, les faisant passer de 90 battements par minute à 60 ou 70 BPM, où les voix sont alors beaucoup plus lentes. DJ Screw joue alors le même morceau sur les deux platines avec un écart d’un temps en faisant rapidement passer le crossfader d’un côté à l’autre de la table de mix (comme en canon dans une chorale en somme). Cela crée un effet dans lequel les mots ou les sons sont répétés dans la musique mais gardent toujours le même tempo.
De ce berceau initial, la lean se répand dans tous les couplets et tous les doubles gobelets en styrofoam des rappeurs du sud sale (les raisons de l’empilement de ces deux gobelets en polystirène suscite d’ailleurs des polémique enragées sur les forums de leaners). Ce « dirty south » est en effet cette troisième voie que les rappeurs des deux côtes des États-Unis, New York versus L.A., toisent avec mépris.
On entend alors le cocktail partout dans les rimes des voisins de Three 6 Mafia et notamment dans la bouche de Juicy J. Les rappeurs d’UGK, ce duo de Port Arthur au Texas, formé de Bun B et Pimp C en raffolent (ce dernier succombera lui aussi à une overdose de codéine en décembre 2007). Enfin l’icône du Dirty South Lil Wayne le popularise à échelle planétaire, et finit par être hospitalisé pour son addiction en 2013.
En 2011, les rôles s’inversent. Le Dirty South, un rap de bouseux selon les rappeurs des deux côtes, s’invite sur la terre mère du rap, New York. Asap Rocky, le nouveau rappeur de Harlem et son contrat à 3 millions de dollars se fait un nom en blasphémant : il revendique son amour pour le rap du Dirty South. Il invite OG Ron C, une légende du chopped & Srewed de Houston, sur le morceau « Purple Swag », hommage appuyé à la ville et son fameux sirop. A$ap Yams, tête pensante du crew A$ap Mob, dont fait partie A$ap Rocky succombera lui aussi à une overdose de codéine le 18 janvier 2015.
Beaucoup de rappeurs français découvrent le sizzurp, autre nom de la lean à travers A$ap Rocky : « La lean n’était pas du tout populaire en France avant 2015, 2016 », précise M Le Maudit. « On ne voit pas les grosses têtes du game en France leaner ou le revendiquer dans leurs textes… C’est quand j’ai commencé à leaner que j’ai réalisé qu’en fait des tonnes d’artistes majeurs aux Etats Unis en consommaient. »
Dans le rap français, pas de drogues dures ?
Il est communément assez mal vu dans le rap français de revendiquer la consommation de drogues récréatives ou des opiacés. En dehors des sacros-saints weed et shit, les drogues dures n’apparaissent pas dans les couplets. En France, les rappeurs se vantent de dealer de la drogue à des addicts et des yen-clis, mais jamais au grand jamais ils ne la consomment.
Pour M Le Maudit, c’est là que se joue la différence avec le rap américain. Outre-Atlantique, la consommation de drogues est revendiquée dans tous les couplets : « Toutes les cultures se sont entrecroisées dans le rap. Aujourd’hui on entend des TR 808 (mythique boîte à rythme créée par Roland), des sonorités électroniques qui viennent de la house ou de la techno dans dans les prods de rap. Ces musiques sont associées à la consommation de MDMA et d’Ecstasy. Le rap américain s’est ouvert à la consommation de nouvelles drogues. Travis Scott n’arrête pas de dire qu’il prend des pills d’ecsta. La créativité et l’ouverture de sa musique sont sans doute associées à cette consommation. Musicalement, le rap français est très conservateur, on est toujours bloqués créativement. Un rappeur comme Famous Dex serait complètement incompris ici, par exemple. On commence à s’ouvrir mais c’est un processus lent. En France on intellectualise trop le rap, on refuse le divertissement pour le divertissement et c’est dommage. »
Pourtant, toute une nouvelle génération de rappeurs adopte cette culture pleinement. Il existe une vraie scène lean, ouverte sur les expérimentations, qui revendique défonce et entertainment. Youv’Dee est sans doute l’un de ses plus grands représentants en France.
Dans ses textes, il parle de « lin » (la version francisée de lean) avec son crew, L’ordre Du périph. Et quand ce n’est pas la drogue ou la concurrence qu’il évoque, il est juste très clair dans son ambition de n’avoir « aucun message dans ses propos ». Le principe de Youv’ Dee c’est de l’enjaille et du divertissement pur et dur et surtout une esthétique qui n’a rien à envier aux rappeurs américains les plus avant-gardistes. Il affirme ainsi « n’avoir aucun retard sur les ricains ».
« En studio, si je suis à jeun, je vais fumer des clopes et écouter la prod, je vais même pas avoir envie d’écrire. Mais si j’ai ma boisson et mon spliff, là ça marche. Même si c’est un peu contre-productif, je vais pas pouvoir être aussi efficace dans l’articulation, mais les vibes viennent plus facilement. Je me suis crée ce besoin, je pourrais aussi faire sans, mais ça me facilite la tâche. Ça a toujours été mon mode de vie. En fait, la musique rentre encore plus dans ton cerveau. Tu vas te concentrer sur un truc, rester focus. Avant dans le rap tout le monde levait la main et faisait ouais ouais, c’était un peu chiant. Aujourd’hui, l’esprit du rap se tourne de plus en plus vers l’esthétique rock. On cherche seulement le turn up. »
La lean, de la pop culture ?
Youv’ Dee est né dans le rap. Son père lui faisait déjà écouter des disques de rap américain quand il était jeune et il avait les yeux vissés sur MTV en permanence : « J’étais un buté à Lil Wayne, un fanatique, je voyais son grand cup mais je savais pas encore ce que c’était. C’est plus tard que j’ai mesuré l’étendue de cette culture. En 1991 dans un épisode des Simpsons par exemple, Homer se prépare déjà du lean. » La Lean infuse la pop culture, des émissions de télé cultes jusqu’aux podiums des défilés.
Au moment de l’entretien, Youv Dee valide le fait que 21 Savage, nouvelle idole d’Atlanta, revendique la culture avec son Double Cup alors qu’il défile pour Philipp Plein à la Fashion Week de New York. Youv’ Dee et son équipe arborent sur leurs épaules plusieurs milliers d’euros en sapes. Qu’il s’agisse de Bape, de Supreme – cette marque pour laquelle des kids font des heures de queue – ou encore Gucci, l’esthétique est soignée et fait partie de la culture. Les magazines de mode tentent de définir une nouvelle génération d’adolescents qui dépense des fortunes dans du streetwear de luxe et ne jure que par les collections Yeezy de Kanye West. Pour Grazia et consorts, ce sont des « Fuccbois », des kids désabusés dans des sapes trop chères arborées par des rappeurs. « Ils appellent ça des Fuccbois, mais nous on était des fuccbois bien avant qu’il leurs trouve un nom… » affirme l’auteur du titre explicite « Dans le Sprite ».
Avec des références permanentes à toutes ces marques et aux mangas qu’ils ont consommés petits, la pop culture se retrouve partout dans les textes de ces jeunes rappeurs. Ces derniers sont truffés de références souvent très ésotériques, ou extrêmement codifiées. Il faut être un auditeur averti pour maîtriser les textes et l’argot de Youv’Dee ou encore Freeze Corleone qui rappe dans son morceau Madara : « Chen Zen négro, j’arrive Galsén comme Badara Dans l’ombre avec mes ninjas négro, complote comme Madara J’applique l’art de la guerre comme un grand général (S/O Sun). Bientôt noir sur noir, berline comme agent fédéral Yeuz plissés comme Jeremy Lin Vision slow-motion, C&S, s/o Jérémy Lean ».
Ici, nous sommes en présence de textes typiques de la scène lean, ultra référencés. Une explication de texte s’impose. Chen fait référence au Prof Chen, personnage de Pokémon et AKA de Freeze Corleone, Badara est le nom du rappeur Alpha 5.20, sénégalais comme Freeze Corléone. Madara est un autre personnage de Manga. Le S/O, pour Shout Out, équivalent du Big Up, s’adresse à Sun Tzu, auteur de l’Art de la Guerre. C&S est l’acronyme du Chopped & Screwed évoqué plus haut et Jerémy Lin, joueur de NBA, permet le jeu de mot avec Lean cher à Youv’ Dee aussi. On entre dans un monde où chaque rime demande à être décryptée…
Enfin, lean et médicaments sont aussi propices à des ambiances musicales sombres et morbides, des registres là encore très rares dans le rap avant l’apparition de cette drogue. Zoonard est un autre rappeur qui leane beaucoup. Il fait partie du Bohemian Club, en référence à l’un des clubs les plus fermés du monde et à la réputation sulfureuse.
« Un rap médicamenteux, qui est nouveau et frais, si j’avais découvert ça plus jeune, je serai devenu fou »
Sur Instagram, où il définit assez clairement son univers, son aka est Jeune Mort. Morbide, glauque et dépression sont ses champs d’explorations actuels. Il ne jure que par les dernières productions de Smug mang ou Bones, emo rappeurs américains accros aux Xanax, qui rappent des comptines infernales sous hautes doses de somnifères. « Ça m’a complètement matrixé… un rap médicamenteux, qui est nouveau et frais, si j’avais découvert ça plus jeune, je serai devenu fou… Je te jure ».
On est dans un rapport d’auto-destruction et de rap torturé, sous fond de bouteilles remplies de sirop rose flashy. Il rappe ainsi : « Corps rempli de produits chimiques, c’est mortel, sirote le cocktail J’suis hors de l’enveloppe, cherche à trouver le vortex, ça y est, j’suis forfait. J’cours à ma perte, j’ai amorcé la chute, bien défoncé, j’abuse rejoins Morphée ».
Oui le rap codéiné à la française existe, sa scène est vibrante et fascine les kids. Si elle n’en est pour le moment qu’à des balbutiements, l’impact que connaissent déjà les artistes cités ici laisse à présumer d’un rayonnement de plus en plus important sur la scène hexagonale. Aujourd’hui il mérite une écoute curieuse car il représente l’un des pans les plus innovants de la pluralité du rap actuel, L’ordre du Périph, M Le Maudit et Zoonard s’apprêtent d’ailleurs à sortir des projets dans les semaines à venir. Il ne faut pas pour autant omettre la dimension sordide d’un breuvage où l’acidulé et la couleur bonbon ne peuvent masquer une amertume parfois indépassable.