Le compositeur et spécialiste des musiques du monde revient sur la vie et l’oeuvre du défunt maître du sitar
Après l’hommage de Rémy Kolpa Kopoul au maître indien du sitar qui s’est éteint mercredi dernier, c’est au tour d’Alain Weber de revenir sur l’immense carrière de Ravi Shankar.
Compositeur et professeur de musique, conseiller de plusieurs salles et directeur artistique de plusieurs festivals de musiques du monde, il connaît sur le bout des doigts la vie et l’œuvre du défunt génie indien. Retour sur son passage dans la Nouvelle Internationale de Nova jeudi dernier.
Qu’aurait-t-on appris en ouvrant le passeport de Ravi Shankar ?
On aurait appris qu’il s’appelle en réalité Robendra Shankar et qu’il est né le 7 avril 1920 à Vârânasî, grande ville d’Inde du Nord également connue sous le nom de Bénarès. Son père, très riche homme d’affaires, se rendait souvent à Londres. Il a donc commencé à voyager très tôt : Bombay, puis Venise, Londres, New York et même Paris où sa famille s’est installée quelques temps dans les années 1930. Son frère Uday dirigeait une compagnie de danse traditionnelle pour laquelle il a engagé le petit Ravi : la compagnie tournant un peu partout dans le monde, son premier contact avec l’Occident a eu lieu très jeune – bien avant sa décision de devenir joueur de sitar.
L’image de Ravi Shankar en Occident s’est d’abord développée à travers les médias du rock
Le nom de Ravi Shankar fait référence en Occident. Mais les gens connaissent-t-ils vraiment sa musique ? Aurait-il été aussi connu sans les hippies ?
Ravi Shankar s’est fait connaître grâce au milieu rock des années 60 et 70. Tous les fans de rock sont familiers des images de Ravi Shankar avec George Harrison des Beatles – notamment la vidéo d’une leçon de sitar qui s’est tenue en Californie vers 67 ou 68. Son image en Occident s’est d’abord développée à travers les médias du rock.
Bien sûr, il n’aurait pas connu un tel succès sans les hippies, mais on ne peut pas réduire sa carrière à cela. Alain Danielou, grand spécialiste de la musique indienne décédé il y a quelques années, a été le premier à faire découvrir la musique de l’Inde en France et en Europe. C’est lui qui a enregistré Ravi Shankar pour la première fois. Ravi Shankar fréquentait dans les années 50 ce petit milieu parisien orientaliste, et s’était fait connaître dans un petit réseau d’amateurs de musiques indiennes avant même son passage en Californie.
Il existe aujourd’hui un vrai public pour la musique indienne. Il suffit de voir l’affluence à la Cité de la Musique ou au Théâtre de la Ville lorsqu’un grand joueur de sitar se produit, ou dans les festivals de jazz. On est à présent relativement familiarisé avec le râga de la musique classique indienne.
Qu’est-ce que l’Occident a appris de Ravi Shankar ?
Ecouter un raga, cela demande un petit effort émotionnel et intellectuel, c’est même son principal intérêt. Shankar a apporté dans les années 60 une nouvelle dimension à la musique occidentale, et en particulier américaine. Une nouvelle forme d’écoute, une nouvelle approche de la musique, qui demande du temps. Le raga, c’est l’histoire de l’espace-temps, et ce n’est pas évident dans une société où tout doit aller très vite.
George Harrison et Ravi Shankar
Le son du sitar a toujours été associé à la période psyché et la drogue, cela lui a-t-il parfois pesé ?
Oui et non. Ravi Shankar est arrivé en Californie dans les années 60 et il faut dire qu’il était totalement en décalage avec tout ça – venant d’une famille brahmane (une caste sacerdotale très haut placée dans la hiérarchie hindoue, ndlr), il avait été élevé dans un contexte très religieux, très strict, avec beaucoup d’interdits. Son frère et lui ont choisi l’art, mais ce n’était pas évident.
Ecouter un raga, cela demande un petit effort émotionnel et intellectuel, c’est même son principal intérêt
En même temps, en rencontrant les musiciens de ce mouvement, il a constaté leur sérieux et a été énormément touché que l’Occident s’intéresse à sa musique. Cet intérêt occidental pour les musiques de l’autre monde a été très tardif – lorsque l’on lit les récits de voyage en Inde de Pierre Loti, on se rend compte qu’il ne comprend rien à la musique. Donc dans les années 50, quand des musiciens comme John Coltrane s’intéressent à sa musique, Ravi Shankar est très touché. Il n’a jamais renié cette époque où il a noué des amitiés très fortes. Lorsque Frédéric Mitterand lui a remis sa décoration de commandeur des Arts et des Lettres, la femme de George Harrisson était présente. Et toute cette imagerie psychédélique-hippie ne l’a pas empêché d’avoir en Inde un vrai rayonnement de musicien classique et savant, une vraie reconnaissance.
Justement, comment est-il considéré en Inde ?
C’est un véritable monument. Beaucoup de musiciens font carrière à l’étranger sans pour autant connaître le succès chez eux – nul n’est prophète en son pays, comme on dit. Ce n’est pas le cas de Ravi Shankar, qui est presque un Dieu vivant en Inde, en particulier pour les musiciens.
Si Ravi Shankar a fait découvrir la musique indienne au monde entier, on sait beaucoup moins qu’il a permis à la tradition hindoustani de perdurer (musique classique d’Inde du Nord, nldr). A la fin des années 50, avec l’arrivée de la modernité et l’influence de l’Occident, la musique classique indienne était menacée et Ravi Shankar a contribué à la revitaliser.
Quel héritage a-t-il laissé là-bas ?
La grande force de Ravi Shankar a été de maintenir l’idée de l’apprentissage oral, qui est très précieuse dans la musique indienne. Un jeune musicien de 20 ou 25 ans a déjà 10 ou 15 ans d’apprentissage quotidien derrière lui. Bien sûr, cet apprentissage est de plus en plus mixte : avant, on était élève pendant trente ou quarante ans ; les choses se font un peu plus vite aujourd’hui. Mais si cette force de la transmission existe toujours dans l’Inde d’aujourd’hui, c’est en partie grâce à lui. Il a d’ailleurs créé sa propre fondation : un bâtiment à New Delhi, qui accueille beaucoup de jeunes musiciens dans cette optique.
Si Shankar a fait le passage de l’Orient à l’Occident, il a aussi amené en Inde une influence de la musique occidentale, dans le bon sens du terme. Il a ouvert l’Inde à d’autres cultures. Enormément de jeunes musiciens indiens se réclament aujourd’hui de Ravi Shankar, qu’ils soient hindustanis ou d’Inde du Sud. C’est une nouvelle génération de musiciens, qui joue du sitar ou d’autres instruments traditionnels et le fusionne de plus en plus souvent avec du jazz ou d’autres styles.
Reste-t-il un peu de Ravi Shankar dans l’œuvre de ses filles, Anoushka Shankar et Norah Jones ?
Anoushka Shankar était encore sur scène avec son père il y a quelques semaines. On avait toujours affaire à ce duo depuis quelques années, car il commençait à avoir du mal à exécuter un raga complet. Elle perpétue directement son œuvre.
Quant à Norah Jones, elle fait un peu partie de l’œuvre de Ravi Shankar, elle qui est née de cette rencontre entre Shankar et la Californie (c’est la fille de la productrice américaine Sue Jones, ndlr). Norah Jones ne s’inspire pas des musiques indiennes mais incarne quelque chose de primordial dans la personnalité de son père : cette passion pour l’Occident.
Merci à Alain Weber pour son intervention dans la matinale. Retrouvez l’émission en podcast par ici ainsi qu’un autre hommage à Ravi Shankar par là !