En 2003, Sébastien Broquet rencontrait Tabu Ley Rochereau, disparu ce 30 novembre.
En Afrique, dans les années 50 et 60, on kiffait le brut Franco ou le subtil Tabu Ley Rochereau. Comme en Occident on trippait Beatles ou Stones. Rivalité créative constante – en particulier au cœur de Matongé, le quartier de Kinshasa où les nuits n’en finissent plus d’être brûlantes et les ngandas de vibrer aux nouveaux sons. Le tout fortement arrosé de bibine bue au clairon… Chaque orchestre se doit d’inventer de nouvelles danses. Pour Rochereau, la rumba boucher. Du côté de chez Franco, l’apollo… Et des fans transis pour chacun, évidemment ! La rumba congolaise est alors au fait de sa gloire et de sa créativité.
Les prémices de cette rumba locale se font sentir à la fin des années 30. Des chanteurs comme Wendo Kolosoy, décédé l’an dernier, ou Bowane posent les bases du son congolais. Qui vite se propage, car à Léopoldville – la future Kinshasa – le colon belge a implanté radio Léo en 1937. L’émetteur est puissant, couvre les pays voisins : le son de Kin-la-joie se répand partout.
Cette rumba a beaucoup voyagé. Son nom originel, c’est le nkoumba : le nombril. C’est une danse ancestrale, collé/serré, sensuelle, pratiquée en Afrique Centrale il y a 400 ans. Les esclaves déportés à Cuba l’emmènent avec eux. Mais là-bas, le maître gomme l’Afrique et la renomme rumba. Qui devient l’un des rythmes chauds de l’île caribéenne, au 19ème siècle. La rumba fait donc son come-back en Afrique durant les années 1930. Echanges… Dans ce creuset congolais, les sons se mixent, amenés via le fleuve Congo par les marins voyageurs et des immigrés venus des Caraïbes pour œuvrer sur les grands chantiers coloniaux : highlife nigérian, jazz et r&b américain, biguine antillaise, polka et mazurka européenne, chanteurs français et évidemment, Cuba : rumba, pachanga, chachacha… Les musiciens locaux s’approprient le tout.
Vite, les orchestres s’agrandissent, s’électrisent. Emulation. « La musique cubaine est le moule qui a façonné Rochereau. J’ai réalisé beaucoup de titres en rythmes latino-américains, non pas salsa, mais des pachangas, des sons de Celia Cruz, des Aragon, des Barruso. Et Paquita que j’ai repris ensuite avec Africando. Nous chantions aussi beaucoup de musiques françaises. Tino Rossi, Gilbert Bécaud… C’est ma génération : Elvis, Johnny, Claude François. Tous les deux sont venus au pays, je les ai reçus. Même le jeune là, Jean-Jacques Goldman… Quand il est venu, il a joué dans mon jardin ! » me raconta Tabu Ley Rochereau un matin de mai 2003. Le chanteur est aujourd’hui vice-gouverneur de la ville de Kinshasa.
Indépendance chachacha
En 1951 s’impose d’emblée l’African Jazz de Joseph Kabaselé, dit Grand Kallé, propulsant la rumba proprement dite. Ami de Patrice Lumumba, il va écrire une chanson qui fit le tour de l’Afrique des indépendances, la bien nommée Indépendance cha-cha-cha, écrite dans la foulée des accords signés à Bruxelles en janvier 1960. « Kabaselé est mon père spirituel, il a fait de moi ce que je suis. C’est le père de toute la musique congolaise moderne» déclare Tabu Ley Rochereau, intégré dans l’African Jazz en 1959. Grand Kallé lança aussi le fabuleux Docteur Nico, maître de la six cordes, dont Jimi Hendrix en privé ne tarissait pas d’éloges… Et Manu Dibango, rencontré à Bruxelles et ramené à feu Léopoldville !
Un mentor était alors vital pour intégrer un orchestre. Rochereau sera à son tour celui d’un jeune angolais expatrié, Sam Mangwana : « J’ai été initié par Tabu Ley. Mais il y avait deux grandes familles : l’African Jazz de Joseph Kabaselé, qui a donné l’African Fiesta Sukiza du Docteur Nico et l’African Fiesta National de Tabu Ley. Et le clan Franco, issu du Watam de Paul Ebengo Dewayon. On s’était habitués. Et quand on traversait de l’autre côté, comme moi en 1972, pleuvaient alors les critiques ! J’ai essayé de casser cela. C’est comme ça que je suis devenu la bête noire des chroniqueurs qui m’accusaient d’être un mercenaire. C’était une manière pour moi d’acquérir toutes les expériences de la musique qui m’entourait.»
Mangwana lança à vingt-deux ans son label indépendant. Déclencha sa carrière solo, remplissant des stades de 50 000 personnes, enchaînant les hits, souvent militants, exprimés en sept langues pour mieux conscientiser, de son kikongo natal au swahili, en passant par le lingala et le français. Mais aussi un langage bien mystérieux… « Si le producteur demandait quelle langue c’était, on l’appelait indubil » raconte Mangwana. « Comme le verlan en France. Avec les Kalé, Franco et les autres, on essayait de composer des tubes en espagnol. Certains musiciens, par manque d’inspiration, prenaient des notices de savons ou d’appareils… Et ils reproduisaient tout le texte, mettant à la place du nom du produit celui d’une fille ! Le public croyait que c’était une chanson romantique en espagnol, alors que c’était la publicité d’un appareil ou d’une boîte de sardine… Chemin faisant ils ont commencé à fabriquer des mots qui se sont intégrés dans le langage à Kinshasa. »
Les Beatles copient Rochereau
Tabu Ley gagna l’attribut Seigneur en ramenant de ses tournées à l’étranger le show (il fût le premier africain à fouler la scène de l’Olympia à Paris, en 1970, avec… Julien Clerc !) Il a vu Claude François, aimé les Clodettes, lancé les Rocherettes. « J’ai amené deux grandes révolutions dans la musique africaine : le kit de drums occidental, avec grosse caisse, cymbales et consorts… Et le show moderne en 1970, où l’artiste se trouve sur le podium associé à un groupe de jeunes danseuses.» Il se murmure même qu’il aurait eu une influence sur les Beatles…
« Tout à fait : c’était lors d’une tournée pour les enfants des nantis, dans les châteaux de l’Allemagne Fédérale, en 1963. Moi, je leur ai pas appris. Mais ils assistaient à tous nos concerts. Ils ne s’appelaient pas encore Beatles et étaient encore cinq. Avec mon collègue, on chantait à l’unisson, et de temps en temps je m’échappais pour prendre une harmonie alors que j’étais le ténor principal. Ca leur a tellement plu, ils ont commencé à chanter comme nous ! Voilà comment on s’est connu.»
Politique et rumba, depuis Independance cha-cha-cha, dansent collé/serré. Radio-Trottoir s’ébroua de subodorés liens entre certains artistes et Mobutu. Franco, l’un des plus soupçonnés de collusion avec le dictateur, fit tout de même quelques mois de prison en 1977, pour avoir chanté des paroles jugées immorales… « La musique est plus dangereuse qu’un article de journal. Une chanson prisée est écoutée pendant plusieurs décennies. Très vite les autorités adressent à l’artiste des représailles allant parfois jusqu’au drame. » dixit Rochereau. Et il parle en connaissance de cause. En 1992, sa maison fût cambriolée et sa fille violée par les sbires de Mobutu. Aujourd’hui, c’est l’un de ses très nombreux enfants (plus de soixante…), le rappeur Youssoupha, qui fait l’actualité via une polémique avec le chroniqueur Eric Zemmour.
La conclusion pour Sam Mangwana, surnommé le Moraliste, dont on écoute ici le titre Transberos, sorti chez Syllart. Histoire de résumer l’esprit de cette rumba, perpétuée dans les années 80 par le Zaiko Langa Langa de Papa Wemba… « La rumba, c’est une manière de vivre. Quand on se disait amateur de rumba, on contrôlait même la démarche des gens. Sa manière de parler, de s’asseoir à table, de manger. C’est ainsi qu’avait commencé à se construire une certaine société moderne en Afrique Noire. Il fallait être correct en tout. Draguer une fille avec une certaine manière. Dommage, tous ses bons trucs sont devenus désuets… Il faut dire aux jeunes ce qui se passait à ce moment-là, c’est toute une richesse ! »
Les peintures sont de Chéri Samba, imparables.
Un article à découvrir sur le site de son auteur, Seb The Player.
En bonus, un petit lexique kinois samplé chez l’excellent Achille F. N’Goye, dont les romans policiers sont parus en Série Noire.
- Canaille : outrecuidance
- Boire au clairon : boire au goulot
- Conscientiser : sensibiliser
- Deuxième bureau : une maîtresse
- Douf : une cuite
- Jazzer : frimer
- Meetingueur : dragueur
- Tchope : la bouffe
- Tomber carreau : être amoureux
- Wembley : un baisodrome