Ce travailleur social organisa pendant dix ans des concerts à la prison de Fresnes, en invitant Gaël Faye, Vaudou Game, Youssoupha ou Sofiane Saidi. Co-auteur d’une BD sur cette expérience électrique, il aimerait maintenant, d’un geste, faire sauter les barrières de béton.
« Dix ans que je suis derrière les barreaux. Enfin, je me lève chaque matin pour aller en prison. J’en sors en fin de journée, rassurez-vous. » Dans Symphonie carcérale, sa première BD dessinée par son ami Bouqé paru en 2018 aux éditions Steinkis, Romain Dutter raconte son travail de coordinateur culturel au sein du Centre Pénitentiaire de Fresnes (Val-de-Marne), l’une des plus vieilles zonzons françaises en activité, la deuxième en termes de taille et de capacité : 3000 personnes y sont incarcérées. Au quotidien, sa mission consiste à mettre en place des ateliers (théâtre, écriture, musique) et, pour ce mélomane compulsif également batteur d’un groupe de cumbia, d’organiser des concerts. Parmi les invités de ses « Journées Zébrées » de barreaux, notons le nombre éclatant d’artistes joués sur Nova : Youssoupha, Vaudou Game, Gaël Faye, Sofiane Saidi, Arat Kilo, le Congolais Jupiter Bokondji et son orchestre Okwess, leurs compatriotes du Staff Benda Bilili, Scred Connexion ou David Neerman.
« Au fil des années, la prison est un peu devenue la deuxième MJC de la ville », écrit Romain surnommé « Romano », à qui la direction fit entièrement confiance en termes de programmation. Dans ce « monde béton, inhumain, rétréci, sans aucun lendemain » chanté par Trust dans sa chanson Le mitard, le trentenaire a bien conscience que ces lives, difficiles à monter, ne sont « qu’un infime pansement sur toutes les plaies carcérales ou sociétales », tout en sachant que cette « goutte d’eau est vitale » pour certains détenu.e.s. À la fin du livre, ce travailleur social s’avoue cependant « usé ». « Tous ceux qui s’intéressent un tant soit peu à la prison partagent le même constat depuis des décennies : la prison ne réinsère pas (ou peu), elle détruit les personnes qui y séjournent, la peine de prison reste trop souvent sans contenu et l’oisiveté y règne en maître, conduisant notamment à des phénomènes de violence et/ou de radicalisation », écrit encore Dutter, en citant, par le biais d’une étude de l’Observatoire international des prisons, le modèle suédois, qui maintient un minimum de quatre à cinq heures d’activités culturelles par jour aux personnes incarcérées, dont près de la moitié participe aux ateliers.
Préparant avec Bouqé la sortie de Good bye Ceausescu, leur seconde BD sur la « révolution » roumaine de 1989 (à paraître en septembre 2021, toujours chez Steinkis), attelé à l’adaptation du roman Le jour d’avant de Sorj Chalandon (avec le dessinateur Simon Géliot), en pleine écriture d’un quatrième scénario (sur sa passion pour l’Amérique latine), Romain Dutter grimpe à bord de L’Arche de Nova pour faire péter les murs et les transformer, selon les vœux d’Isaac Newton, en ponts.
Souvenons-nous alors, dans un murmure – pardon, dans un pont-pont – des vers de l’Haïtien James Noël, dans son long poème en prose La Migration des murs en 2016 : « Devant les murs, les pans de murs, les murs pour rien, les murs en masse, les murs en pente élevés comme pour rire, le monde s’embrouille, roule sa barque dans la farine, s’enfonce gravement dans la théorie du mortier et la pratique du gravier strict. La Terre se défonce, s’ensable platement dans l’asphalte (…) Il faudrait un peu méditer sur les murs des maisons qui parfois sont sans fenêtre, ni porte de secours. Nulle vue qui ne donne sur l’humain (…) Solide absence de liens, solide absence de ciment social des espèces et des espaces. Fortement critique, le cas clinique du monde au pied du mur (…) Viendra un jour un peuple de maçons de dernière heure qui se retournera d’un seul bond, en reptilien boomerang contre les murs. Un peuple de maçons, comme nouvelle cheville-ouvrière de la destruction des murs. Un peuple de maçons parachutés des grues en rut, pour mettre fin aux impasses improvisées des murs. Un peuple de maçons pour en finir avec la provision de toutes ces mains qui dressent les murs comme des chiens-policiers, dressés avec des barbelés autour du cou. Un peuple de maçons pour en finir avec la surpopulation des murs, en finir avec leur striptease, leur idée fixe et autres alliances consolidées avec l’acier. En finir avec l’arrogance de tous ces murs qui prennent des barbelés pour des colliers d’argent. Gloire à la santé des peuples qui refusent d’être otage de la pandémie des murs. »
Réalisation : Mathieu Boudon.
Image : Oz, de Tom Fontana (1997-2003).