La « plus belle voix du Mali » est en concert à Jazz à La Villette. Il y présentera son ultime album.
Il y a une dizaine d’années, Salif Keïta, porte-étendard de cette musique mandingue qui a dû se confronter et se mélanger aux musiques occidentales afin de toucher des horizons nouveaux, avait cette très belle phrase : « Un disque, c’est comme un enfant. On se fiche qu’il soit beau ou pas. L’important, c’est d’avoir fait ce qu’on voulait faire (…) C’est le fruit de l’amour. Et l’amour, partout, perce plus fort que les balles d’un fusil. » Sur ce nouvel album Salif Keïta, un autre blanc, l’artiste malien qui s’est également engagé pour la cause des albinos en Afrique et qui fut longtemps militant au Mali du Parti citoyen pour le renouveau, chante comme il l’a toujours fait, la paix, et l’espoir de lendemains plus beaux. Aux côtés d’Angélique Kidjo, d’Alpha Blondy, ou même du rappeur MHD, la « plus belle voix du Mali » livre le nouvel épisode d’une discographie débutée dans les années 70 avec le groupe Les Ambassadeurs (qu’il a retrouvé dernièrement à l’occasion d’une tournée inédite), et qui trouvera un terme avec cet album-là, puisqu’il nous l’a annoncé quelques heures avec son concert à la Grande Halle de La Villette, dans le cadre du festival Jazz à La Villette : cet album sera le dernier de sa carrière.
Salif Keïta, vous célébrez vos cinquante ans de carrière à Grande Halle de La Villette de Paris. Allez-vous y présenter les compositions de votre nouvel album, qui n’est pas encore sorti mais que l’on a eu la chance d’écouter, ou s’agira-t-il d’une anthologie de vos plus grands morceaux ?
Salif Keïta : Sur ce coup-là, je vais me concentrer sur la présentation du nouvel album. Je fêterai mes cinquante ans, mais peut-être en décembre prochain. Le nom de cet album, ça va être Salif Keita, un autre blanc. Parce que quand même, je suis blanc ! (Salif Keïta est albinos, et effectivement vêtu de blanc de la tête aux pieds pour l’occasion, NDLR). Je suis un africain dépigmenté.
Je vais avoir 70 ans. Je n’ai plus de force pour faire un album
Vous vous êtes souvent entouré de grandes personnalités de la musique par le passé (Cesaria Evora, Carlos Santana, Ibrahim Maalouf, Wayne Shorter, Esperanza Spalding…), et le faites peut-être plus encore aujourd’hui (Alpha Blondy, Angélique Kidjo, Yemi Alade, ou le Ladydysmith Black Mambazo). Pour quelle raison ?
Salif Keïta : Énormément de featurings sur cet album oui, peut-être plus encore que d’habitude. Avec Alpha Blondy notamment, et Angélique Kidjo. Ce sont des amis. Et je ne voulais pas dire au revoir à ma carrière musicale sans travailler avec ces gens-là qui m’ont supporté pendant si longtemps. Alpha c’est un frère, vraiment, qui a été toujours disponible pour moi. Et avec qui il s’est passé des choses positives. Angélique Kidjo c’est pareil, c’est ma sœur. Ils savaient qu’après cet album, j’avais décidé de ne plus faire de disques : ils voulaient être là pour le dernier. J’ai vraiment décidé de ne plus rentrer en studio après avoir enregistré cet album-là. Je ne vais pas dire que je ne ferai plus de musique, ou que je ne ferai plus un morceau isolé, mais faire un album, c’est vraiment la dernière fois. C’est le délire de faire un album.
Il y a une forme de lassitude ?
Salif Keïta : J’aurai 70 ans en 2019. Et vraiment, je suis fatigué. Les bus, les avions, les trains…je n’ai plus la force pour ça ! Vraiment, je vais prendre mes distances par rapport à tout ça.
Remonterez-vous tout de même sur scène ?
Salif Keïta : Oui ça c’est possible ! Quand j’aurai l’occasion de le faire, je serai en live.
Il y a une forme de passage à témoin dans cet album, si on considère en plus que c’est le dernier. Je pense à quelqu’un comme MHD notamment, qui est extrêmement jeune, et qui propose une musique (l’afro-trap) a priori loin de votre univers…
Salif Keïta : Oui, c’est mon fils MHD, j’aime bien ce qu’il fait ! J’aime ce jeune qui est parti de rien et qui a éclaté comme ça. J’ai vraiment aimé travailler avec lui, et la manière dont il travaille. C’est pourquoi j’ai fait appel à lui. Il était disponible, alors on a pu travailler ensemble ! C’est moi qui ai pris contact avec lui, tous mes enfants écoutent MHD ! C’est un peu pour eux que je l’ai fait. Ils ont son âge, ce sont des vrais fans. Et moi aussi je suis fan ! Et c’est un peu mon fils, il a des origines guinéennes, alors j’ai dit pourquoi pas, pourquoi ne pas faire quelque chose avec lui !
Vous êtes considérés, d’une certaine manière, comme l’un des pères de ce que l’on appelé « l’afro pop », et MHD fait une musique que l’on appelle « l’afro trap ». La trap étant un peu désormais la pop d’aujourd’hui, et à cinquante années d’intervalle, est-ce que vous avez l’impression qu’il y a une démarche qui, finalement, serait un peu commune ?
Salif Keïta : Je crois que nous sommes tous des Africains, et que nous parlons au nom de l’Afrique. Nous faisons de la musique africaine, quelle que soit la langue dans laquelle on s’exprime. Nous sommes des Africains et nous parlons pour la société. D’une certaine manière, nos démarches se rencontrent. On parle de la société de manière générale. Ce qu’il a fait sur mon album est très très signifiant. C’est assez étonnant, n’est-ce pas ? J’ai vraiment aimé ce qu’il a fait, et j’ai aimé aussi participer à son album à lui.
Malgré les troubles très importants qu’a connu le Mali, des voix et des nouveaux talents ont continué d’en émerger. Je pense par exemple à Songhoy Blues, dont les membres ont dû quitter Tombouctou et Gao afin de trouver refuge à Bamako au moment de l’invasion du nord du Mali. Comment expliquez-vous que depuis un demi-siècle, la musique malienne soit l’une des plus productives et les plus populaires du continent africain ?
Salif Keïta : Il faut dire que le Mali est un pays très très ancien, où il y a beaucoup d’ethnies. Et chaque ethnie a sa propre culture. Et c’est ce qui fait la richesse du Mali. Si tu vois dix personnes, tu vas trouver deux ou trois artistes parmi eux ! Un Malien, depuis sa naissance, est un artiste ! Pour moi c’est le cas ! Que ce soit dans la musique ou dans un autre domaine, pour moi, c’est vraiment ça. Aujourd’hui, avec internet et la technologie, la possibilité pour un artiste malien de réussir est devenue beaucoup plus abordable et à la portée des gens. Il y a des jeunes artistes maliens qui mettent leur musique sur Youtube ou sur Facebook, et c’est parti ! Tout le monde est là-dessus ?
Est-ce que vous êtes sur Facebook aussi, Salif Keïta ?
Salif Keïta : Je ne m’en suis jamais occupé ! C’est d’autres personnes qui s’occupent de moi, malheureusement !
Comment avez-vous vécu la réformation des Ambassadeurs il y a trois ans, avec lesquels vous aviez joué au début de votre carrière musicale ?
Salif Keïta : La tournée des Ambassadeurs ? Ah oui je l’ai faite avec les larmes aux yeux. Ça m’a rappelé plein, plein, plein de souvenirs, des moments un peu oubliés de ma jeunesse et du début de ma carrière. Je me suis rappelé aussi de certaines personnes qui, malheureusement, ne sont plus là, sont parties, et vraiment…il y a eu énormément d’émotion lors de cette tournée. Je me suis souvenu de la façon dont on travaillait, dont on était soudés. On travaillait tout le temps à cette époque, notre cœur était dans la musique. Manfila Kanté, Moussa « Vieux » Sissoko, Ousmane Kouyaté…tous ces gens avec qui j’ai débuté la carrière et qui étaient des vrais amis. Plus que ça même : des frères.
Vous avez un rapport particulier à la France, puisque vous avez un pied-à-terre à Montreuil depuis de nombreuses années…
Salif Keïta : Oui, j’habite plus ou moins là-bas depuis plus de trente ans ! J’habite à Montreuil, qui est un peu le deuxième Bamako : il y a tellement de Maliens là-bas ! Je suis arrivé à une époque où il y avait une promotion intéressante de la musique africaine en France, sous François Mitterrand notamment. C’était une époque où il y a eu beaucoup d’engouements pour notre musique. J’ai eu mes papiers de résidents en 1985, et j’ai commencé à habiter à Montreuil en 1987. Et c’était vraiment, pour un Africain, là où il fallait être à ce moment-là. C’était le début de la musique africaine en Europe.
Oui, c’était le moment où, via des artistes comme Mory Kanté ou comme Youssou N’Dour, et où la pop internationale se mélangeait avec les musiques dites « africaines »…
Salif Keïta : Oui c’est exactement ça. C’était très important d’être là pour moi.
La vente de vos disques et vos tournées vous permettent, notamment, de financer votre association – Fondation Salif Keïta pour les Albinos -. Il y a deux ans, vous dénonciez, sans les nommer, des chefs d’États africains qui auraient sacrifiés des albinos pour se maintenir au pouvoir. Où en est ce combat ?
Salif Keïta : Il y a beaucoup de progrès sur le sujet des albinos. Les albinos eux-mêmes ne voulaient pas se rencontrer, ne voulaient pas se réunir, ni se rassembler pour engager une lutte commune. Maintenant, c’est tout à fait le contraire : il y a plein d’associations d’albinos en Afrique, et notamment au Mali, qui luttent pour la cause des albinos. Je suis vraiment fier de cette évolution. Les gens ne voulaient pas entendre parler de ça. Au départ, j’ai vraiment eu du mal à me faire comprendre sur ce sujet. Mais maintenant, ça va. On est écoutés, et les gens commencent non seulement à nous comprendre, mais aussi à nous accorder leur soutien.
Votre premier album, Mandjou, paraissait il y a maintenant quarante ans. Quel est le morceau que le public vous demande le plus souvent lors de vos concerts ?
Salif Keïta : C’est « Mandjou » justement, un morceau qui a été repris assez souvent. J’ai du plaisir à le rejouer, mais là à la Philharmonie je ne vais pas le jouer, ça sera plutôt des morceaux de mon dernier album !
Interview de Bastien Stisi, prise de son Sulivan Clabaut, montage audio Dimitri Lebrun
Visuel : (c) Thomas Dorn