[Archive.] En 2013, la charismatique princesse californienne du porno hardcore visitait les donjons de la Nova Book Box avec, sous le bras, son premier roman : « Juliette Society », réponse sadique à « Fifty shades of Grey ».
« Nous sommes tous des pervers. En secret. Au fond de nous. Au pieu. Derrière des portes closes. Quand personne ne regarde. Mais quand quelqu’un regarde ou est au courant, c’est là qu’il y a un prix à payer. Un prix qui nous est imposé, comme celui d’une livre de chair. Et ce prix, il peut avoir des tas de noms, alors que ce n’est en réalité qu’une seule chose. La honte. »
De sa part, cette idée peut paraître un peu puritaine. De 2006 à 2009, de 18 à 21 ans, via quelques deux cents films, Sasha Grey dérouta l’industrie pornographique par son charisme, sa beauté naturelle et l’intensité de ses performances (qu’il n’est pas trop prude de qualifier d’extrêmes : BDSM, orgies, humiliations, estomaquant littéralement le vieil étalon Siffredi lors de son tout premier tournage) d’actrice féministe, brutale et impitoyable, menant la danse dans toutes les situations sans jamais paraître avilie par elles, tout en affirmant une approche plutôt intellectuelle de la profession. « Le porno était mon art, j’y ai mis mon cœur et mon âme. Je sentais qu’il manquait un élément créatif. Je voulais que les spectateurs n’aient plus honte de ce qu’ils sont sexuellement. »
Retirée du X, Sasha, née Marina Ann Hantzis, se fit ensuite photographe, chanteuse (dans son trio indus’ aTelecine ou en featuring chez Death in Vegas quand elle n’apparaît pas dans un clip d’Eminem ou des Smashing Pumpkins), vaguement comédienne (chez Soderbergh, la série Entourage ou un navet indonésien) et tout récemment, animatrice télé. En 2013, surprise de taille : l’élégante princesse californienne du hardcore visita vingt minutes les donjons de notre Nova Book Box avec son premier roman, Juliette Society, sa réponse sadique à Fifty shades of Grey, premier tome d’une trilogie libertine traduite au Livre de Poche.
Catherine, son héroïne étudiante en cinéma, bardée (comme elle, ado) de fantasmes qui la dépassent, parle du pouvoir comme de « l’aphrodisiaque ultime », selon la formule de Henry Kissinger. Grey décrit ainsi l’existence d’un « super-club secret », lieu de réunion de magnats des médias, de la justice, de l’armée ou de la finance, voire de trafiquants d’armes et même de membres du clergé. Ces « Maîtres de l’Univers » qui s’éclatent toute l’année à « niquer le monde encore plus qu’il ne l’est déjà » tout en gambergeant à de nouvelles manières de « torturer, asservir et appauvrir la population », ont une façon tout simple de s’amuser lors de leurs jours de congés : de nouveau, ils nous « baisent. Ce sont des pros et ils vous baiseront jusqu’à ce que vous soyez six pieds sous terre. Cette élite ne se retrouve jamais deux fois au même endroit. Ils se voient de manière irrégulière, souvent dans l’ombre, parfois en pleine lumière. » (Relire ces pages aujourd’hui, un an après le « suicide » de Jeffrey Epstein et l’affaire infâme qui l’entoure, demeure troublant.)
Sasha, vous dédiez votre premier roman à toutes celles et tous ceux « que la littérature et le cinéma ont aidés à être à l’aise avec leur sexualité. » Quels écrivains vous a permis de mieux vous connaître ?
Sasha Grey : Sade, c’est énorme pour moi. Comme ma narratrice, je crois qu’en enfermant ce libertin à la Bastille, les censeurs, qui croyaient le punir pour ses aventures sexuelles pleines d’outrages, l’ont poussé à se branler joue et nuit et à créer encore plus d’obscénités, rassemblées dans Les 120 journées de Sodome [écrit en 1785, publié pour la première fois en 1945], qui est sans doute la plus grande œuvre de littérature érotique que le monde ait jamais connue. Ce marquis qui criait au peuple de tout foutre en l’air depuis la fenêtre de sa cellule a peut-être déclenché par inadvertance la Révolution française… J’aurais aimé découvrir ce livre plus tôt. J’écris depuis mes 16 ans, je l’ai lu à 17 ans, mais j’avais déjà, plus jeune encore, vers 12 ou 13 ans, des fantasmes et des désirs dont je ne pouvais pas parler à personne… En lisant Sade, je crois que j’ai compris que j’étais normale ! C’est juste que la plupart des gens ne racontent pas leurs fantasmes.
Quels autres livres érotiques figurent dans votre bibliothèque ?
Le Delta de Vénus, un recueil de nouvelles d’Anaïs Nin [rédigées dans les années 40, publiées à titre posthume en 1977] ; la légende dit que c’est une commande, mais je trouve ces histoires fascinantes. Parmi les auteurs vivants, il y a l’Allemande Charlotte Roche, avec sa merveilleuse autobiographie Zones humides [best-seller très cru de 2008] ; Charlotte a le talent et le courage de tout coucher sur le papier, ce genre de détails que vous ne partagez qu’avec une ou deux amie(s) très proche(s), en faisant des blagues. Les odeurs, oui, mais elle va tellement plus loin ! Et c’est si drôle. Je l’admire vraiment, j’espère la rencontrer un jour. Puis-je ajouter quelque chose de musical ?
Bien sûr !
Écouter la musique industrielle expérimentale de Throbbing Gristle ou de Coil m’a également beaucoup marqué, en particulier l’art unique de Peter « Sleazy » Christopherson, qui mêlait sa vie sexuelle d’homme gay à son travail artistique. Ça m’a encouragé à vivre fièrement plutôt que dans la honte.
Quelle était votre discipline d’écriture pour Juliette Society ?
Je procrastine assez naturellement, donc je travaille bien quand on m’impose des délais. Si ça n’avait tenu qu’à moi, j’aurais mis trois ou quatre ans à l’écrire, mais j’ai démarré par quelques chapitres, mon agent a obtenu l’accord d’un éditeur et la date de rendu fut vite très stricte. Cette année-là, j’ai tourné un film de nuit, entre 23h et 4h du mat’, donc j’ai dû me forcer à écrire la journée en parallèle. J’ai d’abord fait beaucoup de recherches sur les sociétés secrètes, c’était plutôt marrant. Puis j’ai appris de nouvelles techniques d’écriture avec mon mentor, Anthony D’Juan. Je devais découvrir les étapes du « voyage » de la narratrice, comment elle apprend à dépasser sa culpabilité. J’avais déjà écrit des scénarios, mais c’est très différent. J’y passais quatre ou cinq heures par jour, chaque jour – mais pas le matin, parce que je ne suis pas du matin.
Selon Grazia UK, votre roman est une sorte de Fight Club au féminin. Appréciez-vous Chuck Palahniuk ?
J’adore les détails qu’il injecte à ses personnages. J’adore À l’estomac [2005]. Ses romans sont très divertissants mais également très réfléchis. Je devais rendre « un roman érotique » à mon éditeur, publié sous mon nom cela garantissait une certaine authenticité, mais je ne voulais pas me coltiner les trucs romantiques traditionnels, je voulais que mon héroïne développe un monde d’hyper-fantasmes et même une sorte de psychose, où elle se retrouve davantage en harmonie avec ses pensées ou le cinéma qu’avec la réalité.
Qu’avez-vous encore à apprendre de l’écriture, à votre avis ?
Oh, un sacré paquet de trucs. Il faut que je grandisse, que j’apprenne à tenir une intrigue, que les spectateurs soient accrochés, ne plus les lâcher. J’ai écrit Juliette Society en onze mois – un record, pour moi.
Et qu’avez-vous encore à apprendre du sexe ?
Je crois que personne n’apprend jamais rien du sexe. Nous apprenons constamment. C’est une réponse ambiguë, mais, disons : beaucoup de choses.
Propos recueillis par Richard Gaitet.
Image de Une : The Girlfriend Experience, de Steven Soderbergh (2009).