La plateforme de streaming déconstruit toujours plus les formats traditionnels.
Depuis la révolution des Ipod, qui permettait depuis Itunes de créer ses propres playlists de morceaux, les habitus de consommation musicale ont considérablement évolué. En effet, avant cette facilité d’utilisation, la démarche qui consistait à faire des compilations sur des CD gravés ou sur des cassettes en enregistrant les morceaux à la radio était plus compliqué.
C’est la première fois que les usages qui dictent le format principal d’écoute
Le lecteur mp3 avec des playlists organisées représentait donc une véritable révolution d’écoute (presque autant que la mémoire anti-chocs sur vos discmans qui empêchait le CD de sauter dès que vous posiez la main dessus).
Mais pour Sophian Fanen auteur de Boulevard du Stream, c’est tout de même le streaming qui a définitivement acté le système d’écoute par playlist. C’est important car « c’est la première fois que les usages qui dictent le format principal d’écoute ».
Spotify continue toujours de tester de nouveaux formats et de nouveaux marchés. Ainsi, en Australie est apparue une nouvelle application intitulée Stations. Elle est totalement gratuite et se rapproche de la radio (terminologie que Spotify utilise déjà pour des playlists de suggestions algorithmiques sur ses applications desktop et mobiles). Mais là, vous n’avez pas de porte d’entrée par artiste ou par album, mais uniquement des flux sous forme de playlist. Spotify fait littéralement disparaître les artistes et les albums sous des regroupements et des appellations de son invention : des playlists automatiques.
Le streaming est en train de devenir une radio
Stations en dit beaucoup sur les stratégies de développement de Spotify. Pour Sophian Fanen, toujours, l’application « a pour but de créer de l’usage et notamment chez les jeunes ». En effet plus de la moitié des utilisateurs Spotify ne sont pas encore passés à l’abonnement payant, et notamment le public jeune. Spotify essaie donc d’inventer des modèles adaptés à cette consommation. « Le streaming est en train de devenir une radio, Stations est destiné à un public passif, la cible c’est les jeunes, ceux qui n’arrivent pas à se résoudre à dépenser de l’argent pour de la musique, ceux qui préfèrent encore écouter la musique sur Youtube » avance ainsi Sophian Fanen.
Il poursuit : « Le combat est de vendre l’idée que la musique peut continuer à tourner même quand le téléphone est verrouillé, ce que ne permet pas Youtube, du fait d’une limitation imposée par les maisons de disques qui refusent que Youtube laisse tourner la musique en fond », Spotify mise donc en premier lieu sur son confort d’écoute pour s’immiscer dans les modes de consommation des jeunes qui optent encore souvent pour Youtube juste pour sa gratuité.
Toutefois dans ses expérimentations pour toucher de nouvelles cibles, une philosophie nette commence à se faire sentir chez Spotify, l’idée d’une négation de l’album, le format traditionnel de l’écoute musicale.
Pour Sophian Fanen : « Spotify joue un jeu bizarre qui ne met pas à l’aise le milieu de la musique et notamment les labels, mise à jour après mise à jour, les albums sont relégués au fin fond de l’application et seules les playlists sont mises en avant, en somme Spotify nie une partie des usages d’écoute. »
Sur Stations donc, un utilisateur ne pourra pas partir à la découvert de l’album London Calling des Clash, mais il devra opter pour une playlist rock, ou peut-être punk pour écouter de la musique.
Au-delà des nouvelles cibles à aller chercher, c’est donc un nouveau modèle d’écoute que Spotify cherche à mettre en avant, celui d’une écoute passive de fond sonore, une musique de easy listening. « Une musique qui gratte, qui rentre dans le lard, qui ne va pas tout droit n’a pas sa chance dans les playlists Spotify, on est dans un ventre mou de l’écoute, c’est de la musique tapisserie »
Alors pourquoi Spotify tend à orienter ses utilisateurs sur ces pratiques d’écoute ?
« Parce que pour Spotify, les playlists sont une manne inespérée de revenus car elles privilégient une écoute longue en fond sonore, or pour Spotify ce qui compte ce sont les statistiques soit le volume et donc le revenu » précise l’auteur de Boulevard du Stream. Il poursuit : « Pour Spotify le business c’est le titre, le morceau, on est dans une négation de l’album, pourtant pour les artistes, un album c’est un moment, une page qui se tourne, un moment médiatique, un visage musical à un moment T ».
Enfin pour aller encore plus loin, ce changement des pratiques d’écoute à un impact sur la musique elle-même, Spotify pousse beaucoup les musiques d’ambiance, sans aspérités, on est dans de la découverte molle, on évite le clivant et ce qui va titiller l’auditeur.
Si quelques playlists sont éditorialisées autour de genres ou d’époques musicales, Spotify tend surtout à mettre en avant des playlists de Mood et d’état d’esprit, et c’est là qu’on touche à l’enfer, quand on finira par nous imposer d’écouter de la musique pour « La Sieste », pour « sous la douche », « le ménage en musique », « jour de pluie » qui sont autant de playlists qui existent déjà sur Spotify.
Cette politique exaspère d’ailleurs les maisons de disques, car ces « radios » et playlists finissent par passer outre les enjeux de création et les artistes, et il est hors de questions d’accepter que Marvin Gaye devienne « verrine sans gluten en terrasse » dans la tête des auditeurs.
Visuel : © Ulrich Baumgarten / Getty Images