Rencontre avec l’auteur américain de « Sympathy for the Devil », à l’occasion de la sortie de « Pas de Saison pour l’Enfer »
« Pas de saison pour l’enfer » c’est le titre du recueil de l’écrivain américain Kent Anderson paru chez 13ème note. Nous, on pense que de toutes façons, y en a plus de saisons ma brave dame, mais devant le regard bleu acier du monsieur qui entre d’une démarche féline et faussement calme dans le studio, on la boucle. Pas sur que la blague résiste à la traduction et puis c’est une version améliorée d’un bouquin de 98 dont le titre VO est « Liquor, guns & ammo », donc ça marche pas vraiment, et puis…bon la vérité c’est qu’on n’en mène pas large et quand je dis on, ça ne concerne que moi. (C’est lui là, sur la photo)
Kent Anderson c’est l’auteur du mythique « Sympathy for the Devil », un des trois romans, avec The Short-Timers de Gustav Hasford, devenu Full Metal Jacket au cinéma, qui vaille le coup sur la guerre du Vietnam. L’heure n’est pas à la fausse modestie, le Vietnam il connait Kent. Si Andersen écrit des contes moralistes, ceux d’Anderson ne le sont pas, ils sentent le vécu, la poudre et le sang et la mort.
Après avoir sillonné le monde dans la marine marchande pendant deux ans, ce passionné de livres, âgé d’à peine 21 ans, s’enrôle dans les forces spéciales américaine, les bérets verts de leur petit nom scout. Patriote, lui?
« Non, je n’étais pas patriote, j’étais arrogant. je me disais « fuck them », je ne voulais pas me faire enrôler de force dans cette guerre à la con, devenir de la chair à canon, alors j’ai décidé de prendre les devants, d’aller au bout du truc pour pouvoir ensuite leur dire d’aller se faire foutre. »
Seulement voilà, chez les bérets verts, le futur prof de fac trouve une famille, des gars comme il n’aurait jamais pensé en rencontrer, cultivés, forts, aventuriers. Mais c’est la guerre surtout qui le séduit, sa simplicité qui l’hypnotise : « La guerre j’y pense avec nostalgie, comme une enfance heureuse...Tu n’as pas à régler tes factures, à t’engueuler avec ta femme, à chercher du travail, à construire quoi que ce soit…Tu n’as pas à te demander ce que tu vas devenir, il n’y a pas de demain. C’est la colo de la mort avec des sentiments forts, réduits à leur essentiel. Je savais que j’allais mourir et j’étais prêt. Mais le ciel s’est planté, et je m’en suis sorti. Après avoir vécu, il a fallu survivre et face à l’interminable de la vie civile, l’enfer a commencé. Alors j’ai écrit parce que c’est tout ce que je pouvais faire et maintenant je vivrai sûrement jusqu’à 115 ans. »
Ci-dessus, une conversation en voiture avec Kent Anderson..
S’il conserve une passion pour les armes et fréquente toujours ses potes des forces spéciales envoyés depuis en Irak ou en Afghanistan, il ne glorifie ni la guerre, ni l’armée, il sait leur inconsistance, leurs crades trainées boueuses qu’on fait semblant de ne pas voir…Ce n’est pas un pacificiste, c’est un témoin.
Dans un cimetière militaire d’un bled américain: « Je remarque que la plupart des officiers de la navy sont « Lt-JG », lieutenants de grade junior, pas des lieutenants à part entière. Ils n’ont pas vécu assez longtemps , figurez-vous. L’armée tient à ce qu’on sache qu’ils n’étaient pas tout à fait lieutenants. Et bien sûr, tous sont morts pour rien. Ca sera toujours comme ça. La liberté, l’Amérique et tout le tintouin, comme l’a dit James Jones, écrivain et ancien soldat de la seconde guerre mondiale, ce n’est rien qu’une « splendide foutaise », et pourtant il y a du vrai là-dedans. » (Sturgis, 1989, page 243)
Lorsqu’il déclare qu’il vivra jusqu’à 115 ans, on ne le contredira pas, le bonhomme, à 70 ans, il en parait 50 et bouge avec une agilité vive. Et puis on est pas bien sur de ne pas avoir un peu la trouille, il a ce magnétisme de la brutalité enfouie, de celui qui a fait des choix que personne ne devrait avoir à faire, ressenti des choses qui devraient rester hypothétiques. « Les gens disent que je suis brutal, et je peux être brutal, j’ai tué des gens et je en me sens pas trop mal, ils voulaient me tuer aussi, c’est le jeu. Mais à côté de ça, je pleure facilement, je ne peux pas lire la nouvelle « Les agneaux » sans m’interrompre, ça me prend à la gorge, toujours. Sans doute parce que ce que j’écris vient de mes tripes qu’il s’agisse de guerre ou de deux petits animaux mourants que je veille une nuit durant. » (The Lamb, p.59)
Totem/Vietnam/ loi & hors-la-loi partagent une écriture habitée, hantée serait plus juste.
On a un peu l’impression d’un personnage ambivalent, à la Clint Eastwood, mais ce n’est pas un personnage, Clint se retrouve soumit « à la vraie vie » et « dans la vraie vie » la guerre laisse des traces. Alors qu’il me parle, Kent Anderson ôte puis remet un appareil auditif, les explosions ont eue depuis longtemps raison de ses tympans.
Comme pour répondre à cette permanente mise en fiction de la guerre qui la débarrasse de conséquences plus troubles que la mort, il déclare sans emphase, comme une constatation, « Once a killer, always a killer. C’est juste comme ça, qu’est ce qu’ils croient les civils, qu’on en revient? On fait juste semblant. On dompte la bête en permanence par l’Alcool, la drogue, la solitude, la violence aussi qui annule celle plus intérieure qui nous ronge. Je suis passé par toutes ces étapes lorsque je suis devenu flic dans les ghettos les plus violents de Californie, puis durant ma courte expérience à Hollywood avec le contreversé scénariste John Milius (Conan le Barbare, Apocalypse now, et surtout le sublime Jeremiah Johnson de Sydney Pollack qui captive totalement Kent Anderson. ) où j’écrivais des films de bikers qui n’ont jamais vu le jour, ensuite lorsque je suis devenu prof de creative writing à l’université. Toujours la bête était là, tapie, la crainte de blesser ou de tuer quelqu’un sur un coup de sang, le besoin de s’isoler pour éviter tout débordement. C’est comme avoir un lion domestique, tu ne peux jamais tout à fait l’apprivoiser, il faut rester sur ses gardes. »
En une variation de proverbe, c’est en domptant qu’il s’est lui-même dompté. A 50 ans il s’est mis à monter à cheval. Les chevaux sont désormais toute sa vie, au point qu’il leur consacrera un livre bientôt. Il m’explique que seul le rapport à la sensibilité de sa monture l’a obligé à calmer son propre animal. « Le cheval le sent, ce prédateur, il se refuse. Je me suis cassé les côtes, le crâne, la jambe, le bras, jusqu’à ce que j’accepte de détendre mon regard, que j’accepte de chuchoter, de laisser l’animal venir à moi.«
L’Ecriture de Kent Anderson érige en un triptyque une mythologie de la violence qui dans son premier panneau met l’animal au centre. « Totem » offre une correspondance entre l’homme et l’animal, une connexion profonde, le symbole d’une lutte intérieure. Il y a le taureau dans la sublime nouvelle sur la corrida qui ouvre le bouquin (« Sang et rédemption« , 1983 qui épingle « ce faux dur à cuire d’Hemingway…« ), l’agneau, le loup magnifié tué en Mongolie, les chevaux, les coqs de combat à Deming…A travers cette mythologie qui se croit athé, cette Zoanthropie qui se veut profane, c’est son propre caractère hybride que l’auteur interroge, sa thérianthropie (c’est la transformation totale ou partielle de l’homme en animal, vous le saurez) initiée par la guerre, version tristement réaliste d’une morsure de Loup-garou…
Que ce soit dans le deuxième panneau « Vietnam », qui regroupe nouvelles non-fictionnelles ou chapitres inédits de « Sympathie for the Devil », ou dans le troisième panneau « Loi & Hors-la-loi » qui expose l’auteur en flic parfois brutal et en paumé plutôt touchant, comme deux facettes d’une même médaille, l’écriture chez Kent Anderson, est en permanence recherche d’identité et sur l’identité.
3 parties pour 3 étapes initiatiques et biographiques, mais qui transcendent vite l’intime pour proposer une vue plus générale et souvent dérangeante de l’humain, car la véritable quête ne supporte pas l’hypocrisie, comme en témoigne par exemple la préface écrite pour « Trips » de l’obscur Charles Fischer en 94, et qu’on retrouve dans loi & hors-la-loi. L’ensemble est blessant de poésie brute, ou d’une honnêteté terrifiante, d’une vérité criante qui vrille les tympans de nos certitudes les obligeant, elles aussi, à porter de petits appareils auditifs pour continuer à communiquer avec le monde nécessaire des illusions.
En tournant les pages, on sent onduler un de ces voiles censés cacher la réalité du monde, les éclats d’obus l’ont mis en lambeaux et c’est à travers ce rideau calciné et déchiré que Kent Anderson fait l’expérience de la banalité de l’existence
Totem/Vietnam/ loi & hors-la-loi partagent une écriture habitée, hantée serait plus juste, une écriture qui apprivoise ses fantômes, en fait des éclaireurs des zones les plus sombres de l’âme humaine.
Et c’est ainsi que Kent Anderson offre à son lecteur des émotions en apparence inconciliables, son écriture et sa parole disent l’humain qui fond dans l’obscurité de ses contradictions la clarté publicitaire des étiquettes idéologiques.
Pas de Saisons pour l’enfer, Kent Anderson, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nathalie Bru, 13ème note, 23 euros.
En Cadeau, parce que je vous aime bien, vous qui êtes allés au bout de cet article, L’avant-propos de Kent Anderson écrit en 98 et qui donne le ton de l’oeuvre comme on donnerait le la.
Venir à bout de ce livre n’a pas été simple pour moi. Si je n’avais pas promis de m’y coller, je ne l’aurais pas fait, j’aurais carrément tout envoyé bouler. En tant qu’écrivain, j’ai progressé, et pas mal de ces pages me semblent aujourd’hui maladroites, du boulot d’amateur. J’ai envie de les flanquer à la poubelle, de les réécrire entièrement ou d’en faire un tout autre livre. Mais si je m’amusais à ça, sans être précisément un mensonge, ce ne serait pas la vérité. Je me souviens vaguement des gens avec qui je trainais quand j’ai écrit ces textes, potes de l’armée ou flics perdus de vus au fil des ans. Il m’arrive de me demander où ils se trouvent, ce qu’ils sont devenus. Peut-être morts, en taule, en chambre d’isolement quelque part au fond d’un hôpital psychiatrique , ou bien riches et malheureux à L.A. Ils ont en tout cas disparu de ma vie pour de bon.