Le réalisateur français installé à Kinshasa Renaud Barret, produit et réalise « Système K », un long métrage sur la scène artistique alternative de la capitale de RDC.
Il était l’invité de Bintou Simporé dans Néo Géo le dimanche 12 janvier dernier (une émission que vous pouvez d’ailleurs réécouter en podcast). On connaît bien, ici chez Nova, Renaud Barret, réalisateur, photographe, producteur, français, congolais d’adoption, que l’on suit depuis ses débuts, en disques et en documentaires. On a fait grâce à lui et à son acolyte Florent de la Tullaye, de belles découvertes comme les musiciens Jupiter Bokondji et Staff Benda Bilili.
C’est donc avec plaisir que nous l’avons invité, pour discuter de son parcours et de son nouveau film, Système K, une plongée dans la scène artistique de Kinshasa, avec notamment les musiciens de Kokoko!, les plasticiens Freddy Tsimba et Géraldine Tobé, entre autres artistes ébouriffants de la capitale de la RDC. Recycler, créer dans le chaos urbain, s’en inspirer, le restituer sous une forme artistique, être le miroir de la population, relancer de nouveaux imaginaires, se réancrer dans sa culture en voie de disparition, la propulser dans le futur, autant de mots pour des images fortes que vous découvrirez dans System K, au cinéma depuis le 15 janvier.
Kinshasa, une ville où l’art était partout
Vous êtes français et congolais d’adoption, pourrait-on dire. Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez posé le pied au Congo, à Kinshasa ?
Renaud Barret : Oui, je me souviens très bien, surtout de la découverte de “Kin”. D’arriver dans une ville, dans un quartier où il y avait 20 répétitions par jour de groupes jouant des musiques très très différentes… Et c’était comme ça dans toute la ville. J’ai surtout le souvenir d’une ville d’abord musicale, où l’art était partout. Après, au fur et à mesure j’ai aussi découvert d’autres réalités un peu moins joyeuses, mais mon premier contact a été par l’art.
Comment êtes-vous tombé dans la marmite ?
Renaud Barret : Probablement quand j’ai entendu parler de ce match Mohamed Ali/George Foreman et cette image un peu étrange de Mobutu avec sa toque léopard… Et finalement, quand j’ai compris l’enjeu de ce match, je pense que quand j’ai entendu ce nom de Kinshasa, cette destination, je me suis dit qu’il fallait que j’aille là-bas.
Vous y êtes donc allé puis il y a eu ce film autour d’un artiste que vous avez suivi, Jupiter Bokondji, une espèce de prince de la galère dans Kinshasa, qui nous avait fait découvrir à l’époque les Staff Benda Bilili. Puis vous avez filmé ce groupe qui jouait dans le parc zoologique de Kinshasa….
Renaud Barret : À l’époque j’étais avec Florent de la Tullaye et on s‘est retrouvés dans cette ville folle, on est partis un peu bille en tête, personne ne nous avait rien commandé, mais on a décidé, lui et moi, de nous engager. On était passionnés de musique et tous les artistes qu’on rencontrait, on les trouvait merveilleux. On a commencé à produire de la musique alors que nous n’étions pas du tout producteurs. On a commencé à filmer aussi, donc on est devenus “réalisateurs”… Donc j’ai envie de dire que Kinshasa nous a permis de devenir qui on est aujourd’hui. J’ai une énorme dette envers cette ville. On a fait un peu la courroie de transmission entre cette zone qui, à l’époque, n’exportait pas de musiciens par rapport à d’autres pays africains. C’était un peu une zone maudite. Mais à force de détermination et grâce, sans doute, à l’énergie que nous insufflaient les artistes, on a réussi à faire sortir quelques orchestres.
Et ces musiciens que vous avez fait sortir, ce ne sont pas les stars de la rumba que l’on connait…
Renaud Barret : J’ai envie de dire que les stars de la rumba n’ont pas besoin qu’on s’occupe d’elles car elles ont des économies bien à elles… En attendant on aime beaucoup Fally Ipupa et toute cette musique, bien sûr…
On est forcément du côté de la marge…
J’ai l’impression que vous êtes un peu fascinés par les galériens et leur créativité ?
Renaud Barret : Sans parler de galériens, on est forcément du côté de la marge. Et dans une ville comme Kinshasa, qui est déjà une ville marginale, quand on est auprès des marginaux, on est dans la marge de la marge. Et il y a cette énergie très punk, dans la façon dont ces gens travaillent et font de la musique et qui nous ont un petit peu plus fascinés que les stars de la rumba, leurs sapes et la musique un peu sucrée.
Notamment Kokoko! que l’on connaît bien…
Renaud Barret : Oui et avant d’être Kokoko!, ils jouent sur des instruments de récupération depuis 2005, 2006. Ça faisait plusieurs années qu’on essayait de travailler avec eux, mais c’était très compliqué car ils viennent d’un quartier très hardcore de Kinshasa. Ils ne recyclaient pas des instruments de manière intellectuelle mais parce qu’il y a une pénurie générale. Ils travaillent dessus depuis des années, mais ils étaient un peu ostracisées par les autres musiciens qui les assimilaient un peu à des clodos.
Le groupe Kokoko! est l’un des protagonistes du film Système K, dans lequel on déambule en suivant un artiste un peu plus reconnu qui s’appelle Freddy Tsimba, qui fait de superbes sculptures avec des matériaux de récupération…
Renaud Barret : Il récupère beaucoup de choses dans la ville, mais il s’est surtout fait un nom en récupérant des déchets des conflits qui ravagent son pays, des douilles, des goupilles de grenade, des machettes…. Il crée des œuvres assez vertigineuses avec ces matériaux. Il a réussi à quitter le pays, à avoir une cote sur le marché contemporain, ce qui lui permet d’ouvrir la porte aux plus jeunes qui n’ont pas forcément eu leur chance.
Et ses œuvres d’ailleurs, elles se retrouvent dans la rue ?
Renaud Barret : Oui il faut bien imaginer qu’à Kinshasa, il n’y a pas de musée, en tout cas pas encore (je crois que les Chinois et les Coréens sont en train d’en construire un). Et Freddie, comme plein d’autres artistes, ont le souci de présenter leur travail directement à la population. Ils installent donc leur travail dans la ville, de manière, sauvage, sans autorisation.
On découvre tous types d’artistes dans Système K…
Renaud Barret : Oui Freddie Tsimba est un peu le fil rouge de ce film mais sa route croise celle de nombreux.ses autres artistes. Il y a ceux qui sont issus des Beaux-Arts, mais aussi une scène beaucoup plus spontanée, ce qu’on appelle à Kinshasa les « créateurs ambulants ». La scène de la performance a exposé ces dernières années. Il y a notamment Beni Baras, un « ghetto boy » blanc, né d’un père belge et d’une mère congolaise, qui s’est retrouvé à la rue du jour au lendemain. Et trouve dans l’art une bouée de sauvetage extraordinaire. C’est un personnage important dans le film car ses œuvres, sans être les plus belles qu’on y rencontre, en disent sur la motivation de chacun. Sur la question fondamentale du film : qu’est-ce que l’art apporte ?
À Kinshasa, on ne va pas dans un musée, on ne sait pas ce que c’est l’art.
Oui, qu’est-ce qu’ils entendent transmettre à une population interloquée mais réceptive ?
Renaud Barret : À Kinshasa, il y a aujourd’hui une génération et demi d’enfants qui ne sont peu ou pas scolarisés. On n’a pas l’habitude, on ne va pas dans un musée, on ne sait pas ce que c’est l’art. Ça abolit en plus une certaine forme de sens critique. La vie est très compliquée pour les artistes, autant que pour les autres. Mais eux ont cette soupape de sécurité, cette chance qui leur permet de ne pas devenir fous, cette passion qui les maintient à flots. C’est aussi un élément important du film.
Par exemple, dans le cas de Géraldine Tobé.
Renaud Barret : Oui Géraldine Tobé fait partie de cette génération d’enfants « sorciers », ce qui en dit long sur la mainmise des églises évangéliques de réveil sur les consciences…
Quand quelque chose ne va pas dans une famille, on cherche un bouc émissaire…
Renaud Barret : C’est ça. C’est quelque chose qui est en train de se résorber mais ça a été extrêmement présent dans les années 2000 jusqu’en 2005 environ. Géraldine Tobé a subi des exorcismes à base de feu, de fumée et aujourd’hui quand elle peint, la nuit très tard, habitée par des esprits. Elle peint à l’aide du noir de fumée, sur des toiles blanches. Et elle exorcise ainsi ce qu’elle a vécu. Et elle aussi expose dans la rue et parle de ses œuvres directement aux gens, il y a cette volonté d’avancer, de faire avancer, et ce véritable amour qu’ont les artistes pour leur population. Je ne sais pas si aujourd’hui en Europe on connaît autant d’artistes contemporains qui se mêlent à la population.
Système K de Renaud Barret, 2020, actuellement en salles.
Géraldine Tobé est à l’honneur de l’exposition AWA (African Women Artist), Galerie Art-Z (27 rue Keller, XIe, Paris) du 23 janvier au 29 février 2020.
Visuels © Galerie B’ZZ