À Budapest et durant six jours, le Sziget édition 2024 accueillait les concerts de Liam Gallagher, de Fred again.., de Fontaines D.C., de Srkillex ou de Stormzy, le tout devant plus de 400 000 personnes — plus gros festival d’Europe, kiffe-kiffe avec Tomorrowland, en Belgique. Un plateau d’exception réservé aux hippies en herbe, aux teufeurs de toutes heures, aux boulimiques intarissables de musique — 200 concerts au total — et un véritable bol d’air, dans un pays où certains en manque tellement, pour des marges cruellement stigmatisées de ce côté-ci de l’Europe.
Sziget. L’île, en hongrois. The island of freedom, affichent les supports de communication divers et variés d’un festival immense — 76 hectares de terres à Óbudai-sziget, au cœur de Budapest, sur le Danube. Né en 1993 après la chute du communisme en Hongrie, le Sziget s’est progressivement internationalisé dans les années 2000 jusqu’à devenir la référence en Europe, et n’a cessé de mettre ce terme tellement galvaudé, celui de freedom, au centre du propos.
La possibilité d’une île
Mais au pays du premier ministre Viktor Orbán, élu en 2010 et qui promeut l’illibéralisme, réaffirme les racines chrétiennes de l’Europe, s’oppose farouchement à l’immigration, défend l’idée de l’État-nation, réduit à peau de chagrin les libertés des communautés LGBTQIA+, de quelle liberté parle-t-on ?
Si le postulat n’a certainement rien d’officiel et pourrait difficilement être clamé haut et fort — à Budapest, c’est l’écologiste centre-gauche Gergely Karácsony qui a été élu maire, mais tout de même –, le Sziget incarne ce que la Hongrie d’Orbán souhaite ne plus voir : un espace dans lequel le projet global concerne tout le monde, ne met personne de côté. Où il n’est question ni de couleur, ni de genre, ni de nation ou d’autre chose. Ces espaces-là deviennent rares en Hongrie. Alors, ils sont d’autant plus précieux.
“Au Sziget, même le plus petit acte ou discussion approfondie dans un atelier peut être une révélation pour quelqu’un”, affirme Tamás Kádár, CEO du Sziget depuis 2010 et qui rappelle qu’en dehors des concerts, des performances ou des spectacles, de nombreux espaces de discussion — des genres de think tank – sont aussi à disposition du public. “La donnée la plus importante de ce festival, c’est que chacun peut expérimenter une sorte de liberté personnelle, s’évader de son quotidien en participant à cette atmosphère particulière créée par les Szitizens, notre communauté unique du Sziget.”
Szitizens
Les Szitizens ? Ceux qui viennent au Sziget chaque année… et qui y arrivent de partout. “D’une centaine de pays différents. Essentiellement d’Europe, mais nous avons des invités de tous les continents. Nos visiteurs les plus lointains viennent de Nouvelle-Zélande”, annonce Tamás Kádár.
Au Sziget, on entend ainsi parler anglais, français, espagnol, italien, serbe, espagnol, allemand. Hongrois aussi, même si le prix du billet — “l’expérience VIP” coûte 489 €, à convertir en forint… — a de quoi refroidir et agit nécessairement comme un filtre socio-économique à l’entrée, surtout dans un pays où l’inflation s’avère particulièrement violente — bien supérieure, ajuste Tamás Kádár, “à la moyenne européenne”. CQFD : les locaux ne représentent que 50 % des visiteurs.
Le festival compte néanmoins son lot d’habitués autant que de néophytes — le Sziget est, en Europe centrale, l’un des événements à avoir fait “au moins une fois dans une vie” —, qui, pour un quart d’entre eux, passent par la case camping qui leur permet à moindres frais de déposer leurs tentes à peu près là où ils veulent. Alors, du PQ traîne au pied des portes zippées en tissu, des serviettes et des sous-vêtements sèchent là où ils peuvent, des salades de riz et de tomates prennent le chaud dans des tupperwares, de la vaisselle égoutte… c’est un peu shlagos mais ça a son charme. Durant une semaine, beaucoup ne font même pas l’effort de prendre le tram dans l’autre sens, de changer station Batthyány tér H pour aller visiter le Parlement, le château de Buda, la Grande synagogue de l’ancien ghetto juif – un passage aux ruin bars où aux bains thermaux, à la limite, car on dépasse les 30°c l’après-midi. C’est que, pendant le festival, l’île s’autosuffit et on y trouve de tout : des dizaines de restaurants, buffets, pubs, foodtrucks, magasins, boutiques de souvenirs et de goodies à l’effigie du Sziget, une plage, un salon de tatouage… et des concerts, bien sûr, et un “programme culturel extravagant à 360 degrés fonctionnant 24h/24 et 7j/7 pendant six jours”. Vertige.
“J’savais pas qu’il y avait un Parlement à Budapest, j’avoue”, nous confirme ce festivalier belge de 20 ans, qui vient ici pour la première fois. “J’connais pas tous les groupes, c’est plutôt pour l’expérience que je suis là. Tout le monde dit que c’est encore mieux que Dour ici”, ajoute-t-il, un peu ivre mais gentil, le samedi soir devant le concert de Fontaines D.C., dont les Hongrois connaissent les paroles de “Starbuster”, “Big”, “Here’s the thing” ou “Sha Sha Sha” comme si nous n’étions pas ici à Budapest mais à Dublin City this “pregnant city with a catholic mind”. « C’est le meilleur groupe de rock du monde ces mecs, tu savais ?«
Dans la foule, ça sent subitement la bière brune, des drapeaux irlandais flottent, et dans la pénombre les blonds ressemblent quasiment à des roux.
Post-punk anglais et pop hongroise
Du post-punk bien ficelé et explosif de Fontaines D.C. sur la scène Revolut — beaucoup de scènes, ici, portent le nom de marques afin d’appuyer l’économie du festival, comme les scènes Ibis, NYX, Bolt, Jägermeister ou Yettel, deuxième opérateur de téléphonie en Hongrie —, on enchaîne sur la même scène avec la pop fédératrice de Crystal Fighters — pop bons sentiments à onomatopées et à clappements de mains — puis plus tard avec la techno, ambiant, deep house, de l’Allemand Christian Löffler.
Cette liberté-là, le Sziget se l’accorde aussi : celle de faire jouer toutes les musiques et toutes les tendances, en témoignent les grands écarts pouvant exister entre les performances du Néerlandais Martin Garrix sur la Main Stage — house qui tape pour le bonheur de la masse —, le post-punk efficace de Yard Act sur la Revolut, ou encore, sur le très intime Global Village — 200 personnes mais beaucoup de bonnes vibes — le néo-folk fusion, envouté, psyché, barjot, patchwork de Mitsuné — les membres sont japonais, allemands, grecs, australiens et portent des couvre-chefs avec oreilles de lapins, des plumes, des cornes multicolores, des bonnets péruviens. C’est un genre de carnaval qui fait rire et danser.
Vu aussi au Sziget. Dans le désordre. Un funk band itinérant avec musiciens qui pédalent leurs vélos où sont accrochées des enceintes et qui jouent en même temps — “the funk is love and love is funky”, chantent-ils, suivis par une foule qui se croit à la Nouvelle-Orléans. La belle messe rock et new-wave d’Editors – qui nous rappelle que “Munich” est un grand morceau et que le rock de stade, qui peut aussi se jouer sous les chapiteaux, n’est pas toujours ringard comme un concert de Coldplay ou de Muse. La pop électronique et dansante d’Analog Balaton dont le public reprend, en hongrois dans le texte, les paroles avec joie, sourire et connaissance accrue du sujet. La folk rockeuse, indie, parfois douillette, de Big Thief et de sa charismatique chanteuse Adrianne Lenker, qui avait fait vaciller les nostalgiques d’Alanis Morissette et autres Cardigans avec “Little Things” en 2022.
Aussi, les Français de la Cie Gratte Ciel : Rouge!, bien connus désormais après avoir été conviés par Thomas Jolly à la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques de Paris, troupe adepte de voltige, de vertiges, d’acrobaties sur de l’électro planante, orchestrale, breakée d’une féérie qui s’exprime parfois sur le sol mais prend toute sa puissance dans les airs. Ressenti : vols planés, La chute de Lucifer de Gustave Doré mais dans l’autre sens — de bas en haut —, quelque chose de ces rêves que l’on vit éveillés tellement tout cela paraît bel et bien réel. Et puis, le final est grandiose avec ses confettis rouges qui éclatent comme les pétales d’une rose rouge passion.
Niveau programmation, mention spéciale pour celle du lundi soir — la soirée de clôture — et à ce line-up qui envoyait sur scène une délégation anglo-saxonne, là encore, de haut vol : les Gallois d’Overmono – auteurs d’un album parfait de UK garage l’an dernier, Good lies —, de Four Tet – DJ et producteur londonien electronica, house, IDM ultra-exigeant booké partout dans le monde (quand dort-il ?) – ou évidemment le mastodonte Skrillex, qui mixe comme d’autres respirent et qui passe avec une dextérité folle de son dubstep initial à de la jungle, du flamenco, des youyous du Moyen-Orient, de la trap, de la drill, de la techno hardcore, aux chants des Mystères des Voix bulgares. Pas de répit pour le public : le Californien enchaîne et déboussole toutes les 30 secondes, le sol tremble et ce n’est pas seulement le fait de la foule, car des dinosaures géants sont sortis de nulle part ! Ils fendent la masse pour venir donner au set de Skrillex un petit côté Guerre des mondes de Spielberg — sauf que ça se termine mieux pour les gens.
Fred orfèvre
Et ensuite et enfin : Fred again.., qui a déjà collaboré avec les trois précédemment nommés — on avait d’ailleurs déjà entendu “Baby again..”, son featuring avec Skrillex et Four Tet, dans le mix du Californien. Le live du Londonien est probablement le plus attendu de ce lundi soir — si on en juge par l’affluence devant la Main Stage, c’est même une certitude. Le très sympathique Frederick John Philip Gibson et son sourire permanent scotché sur le visage, manifestement ravi d’être là, ouvre calmement au clavier — dans la foule, ça fait “chut” —, soigne ses montées, joue avec l’attente, alterne les latences et les explosions débordantes. Le live sonne UK garage, house, parfois hip-hop, fait défiler les gigantesques tubes “Jungle”, “Turn on the lights again..”, “Marea (we’ve lost dancing”) ou bien sûr “adore u”, conçu pour sa petite sœur. Devant nous, un Néerlandais très très très joyeux l’assume : « For me, this man is like Jesus« . Ainsi soit-il.
Un live parfaitement maîtrisé et conforme aux attentes qu’il suscitait — c’est que Fred again.., rappelons-le, est un habitué de notre antenne — maîtrisé au moins autant, la veille, que la performance XXL de Sam Smith, la voix du tube planétaire “Latch” de Disclosure en 2013, devenu au fil des ans l’une des voix les plus importantes de la scène pop, R&B, soul britannique. Officiellement déclaré non binaire en 2017, Sam Smith défend une musique qui oscille entre reggaeton, house, UK garage, dubstep, et un univers queer, inclusif, libéré, spectaculaire. Sur la Main Stage, iel performe alternativement vêtu.e d’un manteau arc-en-ciel, de bas de soie, de vêtements à paillettes. Et lorsque résonne sa reprise d’”I feel love” de Moroder x Donna Summer, la scène se colore en rouge et donne chaud même aux fachos, qui se seront probablement retrouvés heurtés, et plus encore, par son interprétation très personnelle, façon chants grégoriens queer, de “Gloria”.
Lutter pour exister
Du recul, un instant. Un garçon déconstruit à ce point ici, à ce moment-là, sur cette scène-là. La performance de Sam Smith est à souligner et le courage qui l’accompagne aussi. Car il en faut beaucoup pour assumer et clamer une telle liberté dans un pays où la communauté LGBTQIA+ a été désignée par son premier ministre comme un “ennemi intérieur”, où la nouvelle constitution de 2011 ne reconnaissait le mariage qu’entre un homme et une femme, et où une loi de 2021 sur la “propagande” limite même désormais les discussions et les représentations relatives aux personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexes (LGBTI) dans les établissements scolaires et les médias.
« La loi relative à la propagande a créé un climat de peur et limité l’accès à l’information, en particulier pour les jeunes. La crainte des sanctions a eu un effet glaçant, empêchant les gens de partager, de rechercher et de recevoir des informations sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. », déclarait à ce sujet Eszter Mihály, responsable des questions LGBTI à Amnesty International Hongrie, inquiet des dérives dangereusement réactionnaires d’un État plus que jamais à l’extrême droite de l’échiquier politique. Avant l’arrivée de Viktor Orbán au pouvoir, la Hongrie avait pourtant été l’un des états les plus progressistes d’Europe de l’Est en matière de droits LGBT. Le pays était même en avance sur beaucoup de ses voisins européens, et notamment la France, comme nous le rappelait notre camarade journaliste Caroline Du Saint de Nova Production.
Power to (all) the people
“Chers amis hongrois, regardez autour de vous, prenez soin de votre voisin. On est tous là ce soir pour les mêmes raisons. On aime la même musique et elle doit nous rassembler”, dit Skrillex. “Le pouvoir est entre les mains du peuple. Our body is our body !”, dit Janelle Monáe. “Sziget. Celebrate peace and love. Love unity. Since 1993”, dessinent dans le ciel des drones aux couleurs de l’arc-en-ciel le samedi soir. On peut voir de la politique partout. On en a vu beaucoup lors de cette édition 2024 d’un festival différent, qui lutte discrètement, et à sa manière, une île dans lequel le métissage s’expose surtout sur scène, pas tellement dans le public — mais chaque chose en son temps.
Le Sziget, fantasmons-le un peu, serait d’une certaine manière une île sur laquelle le fascisme rétrograde ne serait pas revenu aux pouvoirs. Et où l’on aurait décidé de le laisser s’échouer à l’horizon. Qu’il coule.