La chronique de Jean Rouzaud
Friedrich Georg Jünger (1898-1977) le frère cadet du célèbre écrivain allemand Ernst Jünger, fut un étrange savant : poésie, classicisme, botanique…Puis science et philosophie.
Son grand livre : La perfection de la technique était fini en 1939. La guerre et les bombardements détruisirent deux fois le manuscrit et faillit faire disparaître définitivement cette œuvre unique.
Pendant l’entre-deux-guerres, alors que son frère était courtisé par les nazis, Friedrich fit paraître des poèmes, devenu plus que méfiant par rapport au nazisme, étant devenu nationaliste de gauche.
L’incroyable révolution industrielle et technique allemande à laquelle il assistait depuis la Première Guerre mondiale lui avait appris la puissance, et aussi les abus d’un système technicien, purement basé sur la force des machines…
Standardisation, cadences, organisation, consommation…
D’où ce livre critique, invraisemblable et précurseur, d’un penseur qui avait – déjà en 1939 – compris et anticipé la fuite en avant d’un progrès purement mécanisé, producteur impérialiste d’une puissance totale, quantitative, massive et totalement inhumaine.
Sur 380 pages, l’auteur s’attaque à tous les aspects de la mécanisation technique et des ses dérivés : standardisation, cadences, organisation, consommation, destruction, illusions, accélération… Et servitude totale de l’humain au service des engins mécanisés, véritables tyrans de la production industrielle.
Avec des raisonnements et des constats simples, il dit tout des inconvénients et des drames de ces choix, sans avoir peur des grands symboles : les machines sont inertes, mortes, de purs blocs de matière transformées, figées (métal, plastique, caoutchouc…), sans vie ni évolution, actionnées par l’ouvrier.
Car la terre, les animaux, les humains, les plantes, les bois et les bras d’avant, tout vivait, échangeait, nature et humains ensemble.
Banques, organisation, administration, horaires, carcans…
Friedrich Georg Jünger ne craint pas de dire, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, que le monde moderne est en train de bannir le bonheur, la grâce et l’amour…
Il n’omet rien de ce que la toute puissante technique est en train d’imposer au monde : banques, organisation, administration, horaires, carcans, travail permanent, horaires, salaires et nivellement, le tout dicté par les nouvelles structures du monde, logiques, efficaces et immuables.
L’auteur ne s’arrête pas à la technique mécanisée, mais analyse aussi tous les dérivées et prolongements de ces machines. Il déclare même le cinéma comme produit mécanique limité, procédé optique insatisfaisant par rapport au spectacle vivant.
Il fait ressortir les mensonges de la publicité placardée, mensongère, pleine de faux arguments, pour vendre production et consommation, à laquelle personne n’a jamais cru.
Il s’en prend même au système monétaire, les banques de dépôt et la mobilité des comptes, des structures de prêts, d’intérêts et de capital qui ne servent que l’industrie (il remonte même aux premières banques vénitiennes, comme il remonte à Socrate pour la pensée…)
Enfin, Friedrich Georg Jünger dénonce le fait que les machines sont gourmandes, consomment et détruisent beaucoup, et laissent la nature éventrée et parsemée de déchets irrécupérables.
Ce livre visionnaire et lucide, qui aborde toutes les facettes de nos vies, et de l’évolution d’un système dangereux qu’il faudrait limiter et encadrer, devrait être aussi connu que le Capital de Karl Marx, ou les théories de Charles Fourier.
L’heure des partisans de la décroissance n’a pas encore sonné. Nous somme un monde en retard parce qu’il va trop vite.
La perfection de la technique de Friedrich Georg Jünger. Aux Éditions Allia. 400 pages. 22 euros.
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