Un formidable polar donne des nouvelles de la Russie. Elles sont inquiétantes.
La journée commençait bien pour Sergeï, quoiqu’il était un peu stressé. Normal: on vient de l’appeler pour lui demander de venir fissa à la clinique, sa femme est sur le point d’accoucher. Alors il fonce. Un gamin traverse la route, le futur papa klaxonne mais ne ralentit pas et le percute salement avant de s’arrêter. La mère qui a assisté à l’accident tombes dans les pommes. Le conducteur s’arrête, pas pour aller vérifier si le môme est vivant, mais pour la mettre dans le coffre de sa bagnole et passer un coup de fil. Pas pour appeler les secours mais des potes de sa brigade car Sergueï est flic. En service dans la Russie de Poutine.
En moins de dix minutes, The major a parfaitement posé ses enjeux. Moraux (qu’est ce que l’abus de pouvoir ?) comme plastiques (le décor, sorte de no man’s land enneigé à la place des personnages dans le cadre tout est impeccable). Le grain de sable ce sera cette mère qui revient à elle, et refuse tout compromis, est prête à tout pour que le responsable de la mort de son fils soit puni.
L’exceptionnel thriller qu’est The major peut alors se doubler de la crise existentielle, d’un flic qui commence à avoir un retour de mauvaise conscience. Encore faut-il qu’il ait la possibilité de pouvoir revenir en arrière, de s’attaquer à une corruption généralisée au point d’être devenue la norme. Surtout si les états d’âme de Sergeï se manifestent alors que ses collègues sont sur le point de pouvoir étouffer l’affaire, ou que le père du gamin mort, fait son apparition dans le commissariat, armes à la main pour prendre les flics en otage et demander justice, à moins qu’il ne veuille la rendre par lui-même, à bout portant.
A ce stade, le merdier ne fait à peine que commencer. Il y aura de nombreux autres rebondissements dans le second film de Yuri Bykov, mais aussi des bifurcations insensées, emmenant The major autant sur le terrain urbain de John Carpenter (ce passage avec le père est au bord de devenir un huis-clos à la Assaut) que vers les drames opératiques de James Gray (Sergeï et son opposition aux valeurs de son clan est un cousin soviétique des personnages tenus par Mark Wahlberg dans The Yards et Joaquin Phoenix dans La nuit nous appartient. L’atmosphère de la dernière partie du film confirmant d’ailleurs le parallèle avec ce film), le tout dans une économie et un ton de série B ultra nerveuse.
Il est donc question au début du film de savoir comment « nettoyer le bordel », Bykov étend celui d’un malheureux fait-divers à une nation en plein aquaplanning éthique depuis des années. En faisant de Sergeï un salaud en quête de rédemption, The major envisage un ahurissant tête-à-queue, ce flic se retrouvant désormais mouton noir pour les siens, devant faire un choix crucial mais qui ne peut avoir qu’une seule issue : le sacrifice d’une famille, celle du gamin ou les siennes, qu’elles soient de sang ou d’idéologie. Une situation shakespearienne, les flingues en plus.
Le plus terrible dans The major n’est sans doute pas son issue aussi bluffante que tragique, mais le fait que le film de Bykov soit passé comme une lettre à la poste auprès de la censure russe, soit sorti là-bas dans un relatif anonymat. La preuve désespérante que le constat noirissime qu’il fait est en dessous de la réalité ? Pour ne pas déprimer, on préfère s’arranger d’une autre : la révélation d’un sidérant jeune cinéaste russe, tirant des signaux d’alarmes comme un Sidney Lumet le fit dans le cinéma -et la société- américain des années 70.
En salles le 6 novembre