Déjà, en temps normal, Rennes impressionne par la densité des lieux de fête que cette ville étudiante et incroyablement vivante héberge. Certains calculs recensent 160 bars dans la ville jusqu’à en compter, à certains endroits, un tous les… 7 mètres ! Rien d’illogique ainsi que depuis 1996, par le biais de l’association 3 P’tit tour et en marge des beaucoup plus grosses Transmusicales, les Bars en Trans rendent hommage à cette culture des bars dans lesquels se produisent, pendant trois jours, une programmation alternative où les étoiles-filantes alternent avec les stars encore inconnues de demain, et où le mot prospection a un sens plus important encore qu’ailleurs. Nos coups de cœurs.
Anaïs MVA à la Chapelle du Conservatoire
Il y a quelque chose d’Angèle chez cette jeune francilienne de 22 ans habitant désormais Bruxelles qui déploie, via une pop synthétique et efficace, des textes d’une simplicité bouleversante aux sujets particulièrement sensibles. « Et puis je me suis privée de manger pendant des semaines / Parce que tu m’avais dit que tu la trouvais belle / Comme si c’était c’qui me manquait pour qu’enfin tu m’aimes / Une taille fine, des joues creuses, jean taille basse double XS », chante-t-elle sur « XS », un tube qui cartonne chez celles et ceux chez qui manque une voix capable de dire, comme le fit Anaïs MVA à la Chapelle du Conservatoire : « à un moment, j’allais très mal, j’étais au bout. Et aujourd’hui, tout va mieux ». Le chemin est long et lorsque l’on est plongé dans l’ombre, on ne voit pas toujours la lumière qui éclaire au lointain. Les « Crises d’angoisse », qu’Anaïs MVA chante aussi, peuvent finir par passer. Pour elle, la musique fut un Remède, du nom de son premier album paru cette année et poussé par A+LSO (Sony Music).
Nina Versyp à La Place
Le charme des Bars en Trans peut aussi être l’un de ses écueils. À La Place par exemple, un bar aux pierres apparentes, à la déco soignée et où un éléphant d’Inde fait face au bar, on peine à apercevoir la silhouette de Nina Versyp, qui propose une pop sans emphase où les mélodies sont douces, les accords à la guitare précis, la voix flottante. Il faut écouter son titre « Mechanic », qui pourrait être un titre de Lana Del Rey si on l’avait découvert dans un bar de plage de Long Island et pas dans le centre-ville de Rennes. Délicat, éthéré, ultra-sensible.
Molto Morbidi au Ty Anna
Passage ensuite au Ty Anna, où une affluence compacte — Bars en « Trans » pour… « transpiration » ? — se masse au Ty Anna, une taverne de la place Sainte-Anne dans laquelle se produit Molto Morbidi et une musique bien moins glauque que ce qu’aurait pu prédire son nom. La jeune femme joue dans la catégorie pop synthétique, electronica, punk sans guitare et sans fureur. C’est barré et ma voisine me dit que « ça ressemble à Kate Bush ». On proposera effectivement, à l’occasion, son titre « Sorry Silly Girl », paru sur l’album String Cheese Theory (No Salad Records) pour la prochaine saison de Stranger Things.
Disarme à Melody Maker
Charme des Bars en Trans, encore : venir y découvrir des artistes dont la discographie répertoriée sur les plateformes d’écoute peut parfois se limiter… à un seul titre. Le morceau « Charme » a été écouté par 2000 personnes sur YouTube, à peu près autant sur Spotify, mais c’est une audience convaincue qui applaudit chaleureusement Disarme et sa musique dream-pop shoegaze au terme d’un concert donné, littéralement, dans la cave du Melody Maker — sol qui colle, odeur de binouze, plafond très bas. Disarme n’est pas bavarde, les accolade ne sont pas de mises, c’est la nature du shoegaze que de regarder ses pompes pendant un live, mais d’emmener, dans le même temps, le public au-dessus des nuages. Le ciel est bas mais il ne nous est pas tombé dessus : vivement le deuxième titre pour cette artiste portée par le label Géographie (Marble Arch, Paper Tapes, Good Morning TV…), qui fêtait ses cinq ans hier soir.
THÉA à la Salle de la Cité
Du shoegaze de cave à l’ultra-pop pour grands espaces. À la Salle de la Cité de Rennes, où les murailles sont bâties par une jeunesse nombreuse, sur-motivée, essentiellement queer, THÉA s’imagine dans la salle du Jeu de Paume pendant la Révolution française. « On ne rendra pas la salle ! », assure cette icône queer en devenir, passée par le cabaret avant de se lancer dans la pop aux tempos sous speed, à l’esthétique emo, aux phrasés punk, qui rappelle les excès et les convulsions vocales d’une Rebeka Warrior avec Sexy Sushi. « Que la tristesse qui nous retient tout est colère est tout est venin », hurle THÉA sur « Guillotine ». « Que Robespierre en soit témoin j’te verrais bien la tête en moins », prévient celle qui se déclare non-binaire et qui raconte, dans des chansons excédées, révoltées, abrasives, la détresse qui entoure les parcours de celles ou de ceux qui ne se reconnaissent pas dans les carcans de ce monde-là. « C’est les rois du silence on est les enfants d’la rave » : l’ultra-pop, les hurlements emo et les poings très hauts levés pour une jeunesse qui s’assume et qui n’a rien perdu des envies de révoltes d’hier.
Tonique & Man à La Cavale
Le public dépasse difficilement la vingtaine d’années à la Salle de Cité pour THÉA ? Les presque quarantenaires, eux, se retrouvaient ce jeudi soir à La Cavale, où dans une ambiance chic, cool, col-rond, le duo Tonique & Man mixe une musique où le groove est au centre des préoccupations. On prend un coup de soleil direct en arrivant tellement la musique de ces gars-là évoque le plein été et les apéros de fin d’après-midi passés en compagnie de ces admirateurs manifestes des musiques disco, funk, French Touch, pop soleil à la Parcels. Déhanchés, roulements des épaules, bras en l’air et un album paru cette année, Comme in, We’re Open !, à glisser entre un bon Stevie Wonder, un Chateau Marmont, un Daft et le dernier Myd.
Crenoka au Théâtre de la Parcheminerie
Enfin, notre coup de cœur de la soirée. Celui-ci est le fait de Crenoka qui, accompagnée de deux musiciens au Théâtre de la Parcheminerie — tout le monde danse, bien qu’assis — joue une pop électronique, décalée, maligne et sincère au sein de morceaux qui évoquent parfois un chien qu’elle n’a jamais eu (« tribute to the dog i don’t have yet »), un chat qu’elle a peut-être déjà eu (sample des ronrons), l’héroïne de Buffy contre les Vampires ou encore un hommage à Timothée Chalamet. Mention spéciale à ce morceau reprenant la bande-son de Zelda et à cette reprise très réussie et très groovy de « Complicated » d’Avril Lavigne, revisitée à l’auto-tune. Une pop qui ne se refuse rien, qui expérimente beaucoup, qui s’écoute le sourire aux lèvres.
Et aussi, car nous n’avons pas le don d’ubiquité et qu’on a uniquement pu faire la tournée des bars le vendredi.
Le post-punk très dark et un brin crasseux de eat-girls — La pop débridée, geek et patchwork de M.A.O. Cormontreuil — L’anti-snobisme de Trosky nautique qui n’aime ni David Lynch, ni Enki Bilal, ni Led Zeppelin — Andéol joué sur Nova en week-end à Rennes mais pas à Rome — La transe suave et lovée en français de Liv del Estave — L’acid-jazz, house, moite et furieusement dansante de Dandee — L’excursion d’un membre du Peuple de L’Herbe devenu peuple du monde — Max Baby : un français qui se prend pour Alan Vega et qui s’en sort très bien — La musique salsa, reggaeton, désaltérante, flaviacoelhoesque de Luiza, franco-brésilienne elle aussi — Et enfin un coup de cœur spécial pour le groupe Drogues qui dit Mascu ferme ta gueule t’es qu’une merde tu fais pitié tu fais gerber dont on peut aussi écouter le très mesuré Fils de Bourge Crève.
Les Bars en Trans se poursuivent aujourd’hui dans toute la ville de Rennes. Programmation complète par ici.
Image en Une © Benjamin Le Bellec