Contre les cadences infernales, cette étudiante du master de création littéraire du Havre rêve d’un groupuscule international de « narcolepsie politique » qui manifeste en roupillant, en public ou sans bouger du lit.
Bizarre. Télétravailleurs, télétravailleuses, ne vous sentez-vous pas dominé.e.s par cette impression curieuse, celle de n’avoir jamais autant tafé, bossé, turbiné qu’en 2020, alors qu’une partie du pays, pendant quelques mois au moins, était à l’arrêt ? Accomplissons-nous sans le savoir le fantasme définitif du libéralisme : des milliers d’employé.e.s sans horaires fixes, corvéables à merci, prêt.e.s à recevoir des mails et des ordres de missions à toute heure du jour et de la nuit ? Plus productifs que jamais ? Ne « perdant » désormais plus de « temps » dans les transports, dans les couloirs, à la cantine ? Jusqu’où cela peut-il nous mener ?
Heureusement, pour protester, quelqu’un a décidé de se lever ; ou plutôt, non, de rester couchée. Diplômée des Beaux-Arts d’Angers, étudiante du master de création littéraire du Havre, Tiffany Le Dévoré rêve d’un groupuscule international de « narcolepsie politique » qui manifeste en roupillant, en public ou sans bouger du lit. Comme l’a écrit Georges Perec en 1967, dans son roman Un homme qui dort : « Tu n’as guère vécu, et pourtant, tout est déjà dit, déjà fini. Tu n’as que vingt-cinq ans, mais ta route est toute tracée. Les rôles sont prêts, les étiquettes : du pot de ta première enfance au fauteuil roulant de tes vieux jours, tous les sièges sont là et attendent leur tour. Tes aventures sont si bien décrites que la révolte la plus violente ne ferait sourciller personne. Tu auras beau descendre dans la rue et envoyer dinguer les chapeaux des gens, couvrir ta tête d’immondices, aller nu-pieds, publier des manifestes, tirer des coups de revolver au passage d’un quelconque usurpateur, rien n’y fera : ton lit est déjà fait dans le dortoir de l’asile, ton couvert est mis à la table des poètes maudits. »
Alors à quoi bon ? Mieux vaut apprendre à… « ne plus rien vouloir. Attendre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à attendre. Traîner, dormir. Sortir de tout projet, de toute impatience. » Et si c’était ça, la grande révolte ? Au dodo, citoyens.
Réalisation : Mathieu Boudon.
Image : Railway Sleepers, de Sompot Chidgasornpongse (2017).