Une virée dans l’hôtel-boîte de nuit le plus fou de Bretagne (et peut-être du monde).
À l’accueil de l’hôtel, vous êtes prévenu : « Ce soir, concert bruyant ». Et pour cause, ce soir-là un label d’acidcore (un dérivé d’acid techno, de gabber, et de darkcore…) fête ses sept ans au sous-sol. Une rave-party dans la cave d’un hôtel en plein centre de Brest, tout simplement. Logé dans une chambre au premier étage, aucune chance de dormir avant 5 heures du matin. Les vibrations transforment votre chambre en caisson de basse, pour un effet immersif très réussi.
Nous sommes arrivés au Vauban avec l’équipe de Radio Nova dans la cadre du festival de la radio Longueur d’ondes à Brest. L’occasion notamment d’une matinale en public, d’une Grünt et d’un Nova[Mix]Club spécial. Et quand Nova débarque à Brest, il est hors de question de dormir ailleurs qu’au Vauban. Parce que le Vauban, ce n’est pas un hôtel. Ce n’est pas une brasserie. Ni un club ou une salle de concert. C’est tout à la fois et rien de tout ça. C’est un lieu unique, fait de liberté, d’excès, d’amour.
Le Vauban, pour le dire de façon triviale et réductrice, est un hôtel-restaurant situé en plein centre de Brest, qui possède une salle de concerts au sous-sol. La semaine, c’est une brasserie paisible, avec ses habitués, ses personnages. Au-dessus, cinq étages de chambres à l’ancienne, un peu rétro – limite vieillottes dirons les rageux. Pas de porte à badger ou de carte à glisser pour activer la lumière. Moquette par terre et boiseries aux murs. Au sous-sol, un programme éclectique, et c’est peu de le dire : chanson, jam sessions, jazz, techno… « Au Vauban, on vend du sommeil et du bruit au même endroit. C’est unique », revendique Charles Muzy, le taulier.
Mais c’est surtout là que bat le cœur de Brest. C’est là que bat le cœur de la musique et de la fête dans l’extrême-Ouest. Hors de toute logique ou de toute rationalité, le Vauban est à l’image de sa ville : un bout du monde qui vous choppe en plein vol, qui vous perd dans son tourbillon d’ivresse.
Le Vauban est ce qu’on appelle une institution. Mais pas un musée pour autant. Pas le souvenir figé d’un glorieux passé. Le Vauban est une institution vivante, vibrante. Et il y a ici quelque chose étonnamment de très familier, alors que tout y est très singulier.
Le week-end, le paisible Vauban se transforme. Il enfile son habit de folie. Il révèle son véritable visage. Celui que l’on ne peut révéler que la nuit. Comme un père de famille qui la nuit se travestirait pour vivre au grand jour ses fantasmes les plus fous. Le Vauban est un fantasme. Combien de gueules cassées ? Combien de premières cuites ? Combien de premières fois ?
Le soir venu, au rez-de-chaussée, la salle de restaurant se transforme en une immense et joyeuse bringue. La brasserie est prise d’assaut par une faune assoiffée de houblon. La foule déborde dans la rue. On hurle, on pousse, on vomit. Tout le monde s’y mélange, tous âges, toutes origines. Pour Charles Muzy, « le Vauban, c’est le mélange des gens et des genres. Ça se voit dans notre public et ça transpire dans la mixité des concerts ». Ici, personne n’est recalé. Seuls les plus ivres se font raccompagner. Et pour en arriver là, il faut être maître dans l’art de la perte de contrôle. Les verres s’entrechoquent, se renversent, se cassent. Parfois les esprits s’échauffent. Ça sent la sueur et le tord-boyaux. Le sol maculé de bière éventée se transforme en patinoire. Les tables se bousculent, les corps tombent à la renverse.
Au Vauban, on vend du sommeil et du bruit au même endroit
Des chutes, le Vauban en a connues. Quand vous débarquez pour la première fois au Vauban, on vous raconte la chute. Celle qui récemment a marqué l’Histoire. Vous l’entendrez en trois ou quatre versions différentes. Comme une légende urbaine. Et pourtant, au Vauban, la légende est bien vraie. Nous sommes en octobre 2016. Un client visiblement trop éméché pour être toléré dans l’établissement pourtant très tolérant se fait sortir du troquet. Malin, il décide de se réintroduire dans l’établissement par la porte de l’hôtel, et se retrouve coincé dans une cour intérieure. Malin, mais aussi complètement ivre, il prend les choses en main et se faufile dans une bouche d’aération. Le voici alors lancé dans une exploration du faux plafond du Vauban. Une aventure qui prend fin quand il passe au-dessus des toilettes des filles et que les plaques de plâtre cèdent sous son poids. Une entrée magistrale, qui ne pourrait se reproduire nulle part ailleurs.
De la musette à la techno
Miossec, Tino Rossi, Jane Birkin, Léo Ferré, Art Mengo, Lenny Escudero, Dominique A, Philippe Katerine, Daniel Darc, Keziah Jones, Mass Hysteria, 113, Jeff Mills, Archie Shepp, Michel Portal… Ils sont tous passés par le Vauban.
L’histoire du lieu, intimement liée à la musique et à la danse, commence après-guerre : Brest a été largement détruit, tout comme l’Auberge du Cheval Blanc, ancêtre du Vauban. Le nouvel établissement voit le jour en 1950. Ce n’est alors qu’un hôtel-restaurant. Mais son fondateur rêve déjà d’une salle de bal.
Miossec, Tino Rossi, Jane Birkin, Léo Ferré, Katerine, Daniel Darc… ils sont tous passés par le Vauban !
Le 6 octobre 1962, la salle de dancing de La Redoute est inaugurée au sous-sol du Vauban, avec l’orchestre Ely Tabou. C’est l’âge d’or de la musette et les orchestres brestois font le tour des dancings pour animer les week-ends maussades. On y pratique le pasodoble, la valse, le tango, la java, la rumba ou le cha-cha-cha. L’avantage du Vauban par rapport à ses concurrents ? On peut manger et dormir sur place. La Redoute devient rapidement le lieu où les couples se forment, alors que l’école n’est pas mixte. « Les jeunes vont aujourd’hui voir des concerts dans la salle où leurs parents et grands-parents se sont rencontrés », s’amuse aujourd’hui Charles Muzy, fier de voir des générations de Brestois se succéder chez lui. La salle a d’ailleurs à l’époque sa « back room »… une pièce attenante au bar où les couples se cachent pour s’embrasser, surnommée le « Trou noir ». Sexe, accordéon et alcool.
Début 1965, les musiques amplifiées font leur entrée au Vauban, qui devient la salle brestoise du rock’n’roll. Étudiants, ouvriers, marins viennent y écouter Les Loups Noirs et autres groupes de beatniks. Une tenue correcte est exigée à l’entrée, mais la triche est de mise au Vauban : une fois au sous-sol les uns enlèvent leur pantalon pour laisser apparaître leur jean, les autres retirent carrément leur mini-jupe. Un vent de liberté souffle déjà sur La Redoute et le Vauban.
Un vent d’ivresse aussi. L’alcool coule à flots et les débordements sont récurrents le dimanche matin. L’établissement est dans le viseur de la police. Raoul, le videur – un ancien légionnaire de la guerre d’Indochine -, a l’habitude de cacher les clients les plus ivres dans les cuisines pour les exfiltrer en camion. Au début des années 70, la Redoute finit par s’essouffler à cause des débordements. Un incendie dans un dancing à Saint-Laurent-du-Pont (Isère) fait 146 morts et entraîne un durcissement de la réglementation sur les établissements de nuit. C’est la fin du dancing de La Redoute. Le Vauban connaît une période de déclin, devient un hôtel vieillot et dépassé. Mais c’était sans compter sur Charles Muzy, qui en 1986 décide de relancer les concerts. Avec un pari fou : faire du Vauban une salle dédiée au jazz. Pari réussi, puisque le Vauban va recevoir dès l’année suivante des noms comme Archie Shepp et Horace Parlan. La salle de concert devient une scène nationale de jazz, où les journalistes viennent tester les artistes avant leurs dates parisiennes. Une compilation Jazz à Vauban : 1985-1995 en retrace d’ailleurs les grandes heures.
« L’Olympia brestois »
Progressivement, la programmation se diversifie. Stéphane Eicher vient présenter son deuxième album, I Tell this Night. Les liens entre le Vauban et la musique se scellent pour toujours. En 1989, l’hôtel-salle de concerts brestois prend une toute autre dimension : alors qu’il se produisait au Quartz, le théâtre situé juste en face, Leo Ferré découvre le Vauban. Il décide de revenir six mois plus tard à Brest pour y donner un concert historique. Le Vauban devient l’« Olympia brestois », le « Bus Palladium de l’extrême-Ouest ». Toute la nouvelle scène française s’y presse, d’Arthur H à Mathieu Chedid. Et c’est très naturellement que le local Christophe Miossec y fait son premier concert, en première partie de Divine Comedy. Au Vauban, Miossec est chez lui. Aujourd’hui, ses portraits recouvrent très largement les murs des couloirs de l’hôtel.
Les soirées à thèmes les plus folles trouvent un écrin tout désigné : soirées pour adultes avertis avec le performeur Costes ou apparition d’un lance-flamme sur le dancefloor…La nuit au Vauban ne connaît pas de limite. La programmation continue de s’ouvrir à toutes les musiques actuelles, du folk d’Herman Düne ou Syd Matters, à la techno programmée notamment par les fondateurs d’Astropolis, Matthieu Guerre-Berthelot et Gildas Rioualen, dits les Sonics. Ils font venir Carl Craig, Ricardo Villalobos et tous les grands noms de la techno mondiale. Aujourd’hui encore, Astropolis organise de nombreuses soirées dans ce haut lieu de la déglingue. La veille de leur passage à Astro en 2005, les Beruriers Noirs vont retourner le sous-sol du Vauban avec un concert d’anthologie.
Dans le livre, Le Vauban, un siècle d’histoire brestoise, Manu le Malin, le célèbre DJ et producteur de hardcore français, témoigne : « Aujourd’hui encore, à chaque édition du festival, je demande si l’after est au Vauban, et quand c’est le cas, tout comme Mat et Gildas l’avaient fait avec moi la première fois, je rameute un max de gens, copains, DJ’s, etc. pour la soirée de clôture du festival. C’est comme à la maison ».
Le Vauban, c’est la vie. Avec ses joies et ses peines. Le 2 mai 2015, Rémy Kolpa Kopoul, journaliste, DJ, plus grand connaisseur français de la musique brésilienne et monument de Radio Nova, mixe pour la seconde fois au Vauban. Quelques mois plus tôt, il s’était lié d’amitié avec Miossec ici même, lors d’une folle soirée. De retour en terres brestoises, RKK passe des disques toutes la nuit. Plusieurs heures de mix dont tous les bénéfices iront aux enfants de son ami le percussionniste brésilien Ramiro Musotto décédé en 2009. Après son set, Rémy Kolpa Kopoul dort chez son ami Miossec. Il décède chez lui le lendemain matin à l’âge de 66 ans d’une crise cardiaque. Le regard face à la mer. Après un dernier samedi soir au Vauban.
Visuel (c) : Christophe Payet / Radio Nova