Entretien avec Mad Mike, mythique patron du label et collectifUnderground Resistance, berceau du militantisme musical de Detroit
Underground Resistance, c’est d’abord une valeur, un projet, une philosophie. celle de la Résistance contre la pensée unique, les codes de communication, la soupe musicale et intellectuelle, la facilité, les émotions dictées. Leur arme : la musique. Les sons industriels de Detroit, la radio, et la techno, qu’ils jouent masqués. Car la Résistance n’a pas de visage. Elle n’a pas de nom, elle est insaisissable.
Mais elle a quand même des représentants, en l’occurrence le mythique Mad Mike, co-fondateur du crew (en 1989), et Cornelius, le porte parole. Leurs apparitions dans les médias demeurant extrêmement rare, nous avons pris soin de savourer chaque mot du message qu’ils contieuent à transmettre, et ce depuis le début du mouvement.
MIKE : Underground Resistance, qu’est ce que c’est ? c’est une très longue historie vous savez… Il est difficile de faire une reponse simple mais pour vous donner une image, la résistance underground, c’est comme l’eau. Invisible mais nécessaire.
Cornelius : Underground Resistance est un collectif musical basé à Detroit et dont la principale forme de communication passe par la musique. Il y a beaucoup de sons et beaucoup d’émotions qui passent par la musique … elle est devenu l’ambassadrice de ce que l’on fait.
MIKE : En fait, comme on fait de la musique, on n’a pas à se décrire…
Souvenirs en musiques…
MIKE : Mon premier souvenir musical, c’est Otis Redding, « Sitting on the Dock of the Bay ». Ma mere la passait souvent dans la voiture quand j’allais à l’ecole.
Cornelius : En ce qui me concerne, c’est certainement la Motown. Venant de Detroit, le son de la Motown était partout, c’était une grande entreprise donc il y avait plein de connections… Mes parents ont grandi avec cette musique, on avait beaucoup de disques Motown à la maison. Et puis il faut savoir qu’il y avait d’excellentes radios, ce qu’on n’a plus aujourd’hui.
MIKE : Oui c’est vrai, les radios étaient libres, il n’y avait pas de pré programmation, ce qu’ils jouaient à l’antenne était au plus proche de ce qui se produisait en ville ! Aujourd’hui, les radios ont une programmation déjà prévue certainement pour une audience plus nationale, du coup il y a plein de jeunes artistes de Detroit qui ne passent pas sur les ondes de la ville…
Cornelius : A l’époque, on écoutait toute sorte de musique, jazz, gospel, rock, soul… on était dans ce bain musical, c’était un grand mix, une saveur particulière et c’est ce qui est bien à propos de Detroit : c’est qu’elle a été le berceau, l’incubateur de plein de genres musicaux. A cette époque, j’ai grandi avec ouverture musicale incroyable, et je m’estime chanceux d’avoir connu ça.
MIKE : Moi la première musique qui m’ait parlé c’est le gospel, les chansons d’églises… Oui, ce sont les premières musiques que j’ai aimées.
Tous les jeunes du quartier voulaient être Jimi Hendrix !
C : Je suis a peu près sûr que mon premier disque, c’est Contreversy de Prince. En fait non, attends que je me souvienne… En fait c’était Vanity 6 (il se marre, ndlr) c’est ça le premier disque que j’ai acheté ! Mais bon j’aimais aussi plein d’autres choses, sans vraiment savoir ce que c’était. J’aimais la disco car ma mère en écoutait beaucoup… Je me souviens qu’elle avait acheté Bad Girls de Donna Summer… le double album, je l’adorais ! Oui ça a été le premier truc sur lequel j’ai été à fond. Ma mere m’a vraiment transmis beaucoup de musique…
M : Moi aussi, ma mère écoutait énormément de musique… elle écoutait de tout. A la maison, on écoutait Ravi Shankar. Ensuite mon premier disque, ça a été Jimi Hendrix. C’était la première fois que j’entendais ce type de musique, c’était nouveau et puis il était si flamboyant et audacieux… je n’étais pas dans son delire politique mais sa musique était super. Tous les jeunes du quartier voulaient devenir guitaristes à cause de Jimi Hendrix !
Detroit et vision de la musique
M : Le Son de Detroit, c’est un son industriel. Mais si tu dois recreer le son de cette ville, prends un son d’usine, mixe le à du Aretha Franklin avec le Reverand James Cleveland, et là tu seras proche de Détroit. Moi le disque qui a changé ma vision de la musique, c’est Numbers de Kraftwerk. Je ne comprenais pas comment ils avaient fait ça… Je suis musicien et je ne comprenais pas, ça m’intriguait… Quelques années plus tard, j’ai découvert qu’ils avaient fait ça avec des machines.
C’était un son totalement nouveau et ça m’a fait appréhender la musique différemment, changer mes plans… J’étais bon musicien, je jouais du blues, du rock et gospel avec mes instruments tu vois… mais ça c’était nouveau. Kraftwerk, c’est également l’un des concerts le plus marquants que j’ai vus. Je sais pas comment dire… c’était cole… (de « cole », « charbon » ndlr), c’est une expression pour dire que ça collait parfaitement à la ville, ça résonnait. Un truc froid, mécanique et j’ai vraiment adoré. Je n’étais pas dans une bonne période, à cette époque, le crack et la cocaïne étaient partout, les dealers régnaient sur la rue, c’était ça le business. Et leur musique a changé ma façon de regarder ce qui m’entourait et ce que le pays me proposait.
Public Enemy disait ce qu’il fallait dire au moment où il le fallait
Pour nous, Public Enemy a été une très grosse influence. Personnellement, ça a été le premier truc que j’aie vraiment aimé. Ils disaient ce qui devait être dit au moment où il le fallait. A cette époque, il y avait beaucoup de mecs qui parlaient de ce qu’il fallait faire mais vous savez, la plupart s’asseyait, parlait de Malcolm X, etc… mais ne faisait rien. Et Public Enemy est arrivé.
A la radio, ils laissaient Jeff Mills faire ce qu’il voulait mais quand même, il n’avait pas le droit de jouer Public Enemy ! C’était une radio de noirs et Jeff Mills n’arrêtait pas de les jouer, tout le temps, tout le temps… et là, ils ont commencé à réduire le temps de Jeff à la radio. Petit à petit, on a compris quelle époque on vivait : quelque chose de vraiment nécessaire, de bon pour le quartier, quelque chose qui pouvait nous sauver était tout simplement supprimé. Tout ce qui était positif était retiré de la radio et remplacé par de la merde commercial, et quelque chose de nécessaire était enlevé. Les bonnes pensées, la bonne musique, tout était enlevé… du gâchis spirituel.
CORNELIUS : Electrifying Mojo (un autre DJ de leur radio de Detroit) était un mec fantastique : il jouait des trucs hyper différents, ils disait que ce que les gens écoutaient chez eux n’avait rien à voir avec ce qui passait à la radio. Il disait que oui, bien sûr, les noirs écoutaient les Rolling Stones et Aerosmith, et les blancs, Funkadelic, et Marvin Gaye. Il disait qu’à la radio, on ne pensait pas comme ça. Alors il prenait de la musique de tous les côtés et il disait : « c’est ce que les gens écoutent vraiment, c’est comme ça qu’ils écoutent de la musique ».
Il faisait quelque chose de vraiment différent, de vraiment radical… C’est fou de penser que « jouer la musique que les gens écoutent » est quelque chose de radical, mais ça l’était. Du coup, quand on écoutait son programme, on faisait les connections, les liens, entre toutes ces musiques très différentes, et encore une fois, c’est ça le truc : avoir une base de données hyper large, beaucoup de sons différents, mais avec des liens entre eux ; du coup ça a du sens. C’est là que réside la difficulté : d’entendre ces liens.
Jouer la musique que les gens écoutent
Jeff Mills était là au début d’Underground Resistance mais UR, musicalement, ne commence pas avec de la musique. Ca commence avec la résistance, comme théorie contre l’industrie de la musique. Sur notre radio, il y avait beaucoup de résistance underground ; il y avait une pensée avant même que ça ne commence. Même aujourd’hui, on pense avant de faire de la musique. Parfois, on essaie d’extraire la musique de toute influence. Nous avons eu cette discussion avec mon ami Jeff Mills ; lui, il essaie vraiment de se déconnecter de toutes les influences.
Jeff est plus qu’un DJ, c’est un futuriste, c’est un putain de visionnaire. C’est un défi de travailler avec Jeff Mills. Moi je travaille avec des instruments, et j’essaie parfois de ne pas faire de la musique, mais des émotions qui correspondent avec ce que je ressens. En d’autres termes, les sons que je programme sont des émotions synthétisées, mais ce n’est pas de la musique. Ca forme la base à partir de laquelle je peux essayer de créer de la musique. On n’explique jamais pourquoi on fait une musique parce que c’est à celui qui écoute de se faire son image sonore ; je ne veux pas lui gâcher son image sonore en lui imposant le sujet du titre, ou les paroles. Les gens peuvent sentir de quoi parle la chanson sans que je n’aie à le dire.
CORNELIUS : Quand on réfléchit à l’histoire de la ville… pas qu’à celle de la ville d’ailleurs, à l’histoire de ce pays et même au delà… Toutes ces choses, toutes ces influences, l’émigration du sud vers le nord pour travailler dans des usines, les droits civiques à Detroit… Toutes ces choses font partie de nous. Moi, je suis arrivée dans Underground Resistance en tant qu’auteur. Je n’étais ni DJ, ni producteur ; je faisais quelque chose de complètement différent.
MIKE : Pour les gens qui ne le savent pas, Cornelius est la voix d’UR. Parfois, lors de tournées européennes ou même aux Etats Unis, les gens nous demandent d’expliquer les choses, notre travil… Je trouve ça difficile, et Cornelius parle en notre nom de notre conscience. Je lui fais confiance, je sais qu’il fait du bon boulot ; il fait toujours du bon boulot.
Et l’avenir …?
M : il y a des jeunes qui bossent dans notre immeuble, des gars que vous n’avez jamais entendu… Ce sont eux, les nouveaux talents de Detroit ! On n’a jamais entendu cette musique sur les ondes et j’espère qu’ils vont percer, parce qu’ils font un jazz galactique, ils cherchent pousser les limites de leur art et du coup, ils sont hors format pour les radio. On va te le donner et qui sait ? Peut-être que Paris… Paris a été une ville ouverte à la musique des jazzmans noirs ; ici, vous saurez apprécier parce qu’aux Etats Unis, ça ne marche pas.
L’importance de l’indépendance dans l’art
Ce qu’il reste à inventer ? Il y a encore beaucoup à faire et j’espère que les petits, ceux qui émergent, vont comprendre l’importance de la musique indépendante, des films indépendants… enfin, de l’indépendance en art en général. Tout ça nous fait grandir, parce que c’est le faux qui domine dans notre société. Regarde les dictatures, les dictateurs : les premiers qu’ils cherchaient à faire taire, c’était les poètes, les artistes, les écrivains. Je pense que lorsque tu crées, il ne faut pas le garder pour toi, il faut exposer ses oeuvres pour que ça inspire les autres. Nous on a fait Underground Resistance, j’espère que ça en a inspiré quelques uns… et je crois que oui.
La musique, c’est la vie… Ta vie commence par un battement de coeur (il tape sur la table, mimant le rythme de la respiration : « poumpoum, poumpoum »…)…, par ce ryhtme et quand ça s’arrête , tu meurs. Donc la musique c’est la vie.