« Avec « Jambu », on voulait montrer un autre visage du Brésil ».
Au nord du Brésil, entre l’entrée de la gigantesque Amazonie et la Bala de Marajó, une ville portuaire accueille les touristes les plus avertis et les moins douillets qui, curieux de ce qui évoque l’infini, atterrissent ici afin de transiter ailleurs, et s’engouffrer dans ces bateaux qui vendent une visite inédite de la plus grande forêt du monde.
Hier, c’étaient des esclaves, qui venaient notamment de l’actuel Bénin, qui atterrissaient dans cette ville devenue imposante (c’est l’une des plus grandes du Brésil), qui y rejoignaient autochtones amazoniens, américains et européens, et engendraient une population forcément très métissée. Dans cette ville où émergèrent le Carimbó ou la Siriá, se développèrent aussi, au tournant des années 70 et en marge du Tropicalisme (incarné par Gilberto Gil et Caetano Veloso, ses deux grandes figures) qui allait devenir une mode dans tout le pays, et bien ailleurs, un tas de boîte de nuits qui firent de Belém le point de convergence des fêtards de la région, en même temps qu’un lieu où s’implanta une musique brute, viscérale, féroce et absolument authentique.
Analog Africa, le label qui réédite quelques-uns des disques les plus fascinants ayant trait, de près ou de loin, à la culture africaine, dresse aujourd’hui un focus sur cette scène de Belém via un disque nommé en hommage à une plante célèbre de la région (le Jambú, très utilisée dans la cuisine amazonienne et dont le goût tergiverse entre celui de l’épinard et de la roquette…), un disque que nous raconte Carlo Xavier, celui qui, avec Samy Ben Redjeb, est à l’origine de cette sélection de dix-neuf morceaux.
Pourquoi dédier une compilation spécifique à la musique de la ville de Belém ?
Carlo Xavier : À l’époque où nous avons décidé de nous concentrer sur le nord du Brésil, et en particulier sur la ville de Belém et l’État du Pará, il s’agissait d’un domaine qui, musicalement parlant, n’avait pas vraiment été exploré. Même au Brésil, cette région était considérée un peu comme le Far West du Brésil… Parler du Carimbó (un rythme musical typique de Belém, fusion de traditions venues d’Inde, d’Afrique et du Portugal, NDRL) à la plupart des Brésiliens, et vous obteniez un regard amusé… Même les origines de l’açaï, que beaucoup mangeaient pourtant au petit-déjeuner, étaient encore largement méconnues. Si vous n’aviez pas de famille au nord du Brésil, cette région-là, vous ne la connaissiez pas. Personnellement, j’ai toujours eu une attirance pour le côté un peu mystique de cette région, et encore plus depuis que j’ai entendu pour la première fois le son de Messias Holanda ou de Mestre Cupijó. Le son de ces groupes avait une sonorité féroce, viscérale, contrairement à tous les sons qui ont fait la renommée mondiale du Brésil, qui avait été apprivoisés et sophistiqués pour plaire à des oreilles étrangères ou aux classes supérieures brésiliennes. Ce son-là a été créé sur les bords des rivières et des îles de l’Amazone, à partir des poumons de cette planète.
D’où vient, précisément, l’idée de cette compilation ?
Carlo Xavier : En réalité, le territoire du Brésil n’est pas tant découvert que ça sur le plan culturel, outre ce que tout le monde connaît du pays : le football, la samba, la bossa nova, les feuilletons brésiliens… Samy et moi avons voulu montrer un autre côté du Brésil. À l’époque, Frédéric Thiphagne du label Goma Gringa venait, lui aussi, de s’installer au Brésil. Via son blog Les Mains Noires et avec l’aide de Dj Tudo de Mundo Melhor, il compilait pas mal de sons méconnus du Brésil, et notamment beaucoup en provenance du nord du pays. Sans leurs efforts, il aurait peut-être encore fallu attendre sept ans pour que le son originel carimbo atteigne nos oreilles…
Comment cette sélection a-t-elle été pensée ?
Carlo Xavier : Samy et moi avons pris l’avis pour Belém en décembre 2012, avec une idée précise des disques et du son que l’on recherchait. Avec l’aide de locaux comme Max de Banco do Max, le regretté Ze Maria et notre cher ami Marcos Araujo qui nous a accompagné chaque jour à Belém et dans ses environs, nous avons trouvé, en un mois, l’essentiel de ce que vous entendez sur la compilation Jambu. Ça, c’était l’aspect physique de nos découvertes. Mais c’est l’effet de Pará et de l’alcool Jambu qui, sept ans plus tard, finalisèrent cette sélection…
De quelle époque proviennent ces sons issus de Jambu ?
Carlo Xavier : Le titre le plus ancien date de 1973. C’est un morceau de Mestre Cupijó e Seu Ritmo, que vous avez peut-être déjà entendu sur l’album Siriá, ce disque sorti sur Analog Africa avec cette superbe couverture rouge avec l’oiseau Uirapuru illustré sur la pochette. Le titre le plus récent,« Xangô », a lui été enregistré en 1986 par Magalhães e Sua Guitarra. C’est aussi l’un des derniers morceaux que l’on a ajouté à la compilation : je ne l’ai trouvé que des années plus tard lors d’un autre voyage à Belém avec ma famille. À mesure que les choses progressaient, notre connaissance de ces sons et bien sûr, de leur modernité, a évolué. Par ailleurs, Jambu est basé sur des enregistrements originaux qui proviennent, pour la plupart, de LP vinyle car, et contrairement à ce qui s’est passé dans le reste du monde, les disques compact (ou « Compactos », comme on les appelle) n’ont pas été aussi performants que prévu, ce qui a permis aux LP de continuer à jouer un rôle déterminant.
Jambú e Os Míticos Sons Da Amazônia by VariousVous présentez la ville de Belém comme une grande terre de métissage, ce qui est naturellement le cas du Brésil de manière générale. Doit-on considérer qu’à Belém, ce métissage est plus visible encore qu’ailleurs ?
Les premiers mots qui me viennent à l’esprit sont « Caboclo » et « Cafuzo », des mots qui pour moi, résument l’identité du Brésil : un mélange de cultures africaines, européennes, indigènes. Mais dire que Belém est davantage une terre de métissage que le reste du pays me paraît trompeur. Pour moi, la représentation du Cafuzo et du peuple brésilien à Belém est bien plus claire. Les différentes tribus amazoniennes sont bien plus visibles dans la culture, le folklore et la gastronomie locale. La vie des Ribeirinhos (les gens qui vivent sur les rives du fleuve) est d’une pureté absolue, mais n’oublions pas l’une des plus sinistres raisons pour lesquelles le Brésil est connu dans l’économie mondiale : l’évolution sinistre de sa région et de ses ressources naturelles, et leur exploitation par des propriétaires terriens tyrans (Gold, Diamonds et Rubber, pour en nommer quelques-uns) lancés ici dans une véritable ruée vers l’or. Voilà aussi l’une des facettes de l’histoire de Belém.
Jambú e Os Míticos Sons Da Amazônia by PinducaSi vous avez apprécié cette compilation, vous pouvez vous la procurer en physique, ou l’écouter en digital. Vous pouvez même vous vêtir à l’effigie de cette compil, mais là c’est vraiment en cas de très grosse passion.
Jambu, Bintou Simporé vous en parlait également dans le Musikactu qu’elle propose chaque semaine dans Néo Géo. C’est par ici.
Jambu e Os Míticos Sons da Amazônia, 2019, Analog Africa / Modulor Music. Avec Pinduca, Os Muiraquitãns, Janjão, Messias Holanda, Grupo da Pesada, Mestre Cupijó e Seu Ritmo…
Visuels © Analog Africa