Ernesto Chahoud, mélomane furieux, compile ce qu’on jouait à Addis-Abeda avant la Révolution.
Il se dit que le Libanais Ernesto Chahoud, DJ, collectionneur, et mélomane érudit curieux de tout ce qui s’écoute, figure charismatique de la ville de Beyrouth, possèderait dans sa collection personnelle plus de 10 000 disques, des disques provenant du Liban, bien sûr, et de partout où il est possible de se procurer des disques… Digger revendiqué (et validé par ce chiffre relativement phénoménal), il est notamment l’un des fondateurs des soirées Beirut Groove Collective, où il se charge de proposer, via les platines, quelques disques rares dénichés on ne sait où, des disques qu’il vend également désormais chez Darko Records, important lieu de la culture underground et branchée de Beyrouth, un espace qui était en temps jadis la cordonnerie de son grand-père.
Il y a quelques années, dans la capitale libanaise, il contribuait aussi, largement, au retour de la hype du vinyle, en mixant ces disques oubliés des 60’s et des 70’s, rappelant le passé de l’une des villes les plus modernes, alors, du Proche-Orient.
Dans le club
Issu d’une famille communiste, et ouverte sur le monde, Ernesto Chahoud s’intéresse aujourd’hui au son d’un autre pays ayant connu, sur son territoire, une guerre civile étirée sur de très nombreuses années. Via le label BBE, il sort ainsi une compilation focalisée sur la scène éthiopienne des années 60 et 70, intitulée Ernesto Chahoud presents Taitu : Soul-Fuelled Stompers from 1960s-1970s Ethiopia, soit les sons que l’on écoutait dans les clubs de la capitale Addis-Abeda avant le début des Guerres civiles de 1974-1991. La mention « Taitu », c’est parce que c’est dans cet hôtel-là qu’il résida durant son séjour éthiopien (c’est aussi le premier hôtel construit ici, dans ce bâtiment érigé par l’empereur Menelik II en l’honneur de sa femme Taitu).
Dans une vidéo réalisée par son label, Ernesto revient sur les raisons de cette compilation faite de vingt-cinq morceaux, rares et précieux :
Tout ce qui est contestataire m’a toujours intéressé
« J’ai grandi à Beyrouth, dans une famille très militante, et communiste, qui était extrêmement engagée dans la Guerre civile. Nous écoutions beaucoup de musique contestataire, comme Cheikh Imam en Égypte (chanteur égyptien populaire dans les années 60, qui perdit la vue très tôt et passa de nombreux séjours en prison, la faute a des textes jugés dangereux par le régime, ndlr), ou des groupes – communistes – de musiques irakiennes. Tout ce qui était contestataire, en fait, nous intéresserait, que cela provienne de n’importe quel pays. Je pense que naturellement, j’ai grandi au sein de ce son éclectique, et que ça a favorisé le reste de mon parcours. Alors, c’était naturel pour moi de m’intéresser à la musique de cette époque, celle qui vient juste avant la Révolution en Éthiopie » (…) Cette compilation, c’est la musique qui était jouée dans les clubs dans les 70’s, en Éthiopie. »
Sur cette compilation, outre, bien sûr, l’indispensable star locale Mulatu Astatke, fondateur, dans les années 70, de ce que l’on appellera l’éthio-jazz (la fusion du jazz, de la pop et de soul occidentale, de la musique latine, et des musiques folkloriques éthiopiennes), on retrouve ainsi le rythme and blues d’Alemayehu Eshete (qu’on appelait alors le « Elvis éthiopien »), la mélancolie de Hirut Bekele, et d’autres artistes, quasiment inconnus, tels que Merawi Yohannis, Birkineh Wurga, Seifu Yohannes. Largement lo-fi (il faut bien avoir le contexte d’enregistrement de ces morceaux regroupés ici pour comprendre son son, parfois limite), c’est un travail d’orfèvre minutieux, proche encore une fois de l’ethnologie, qu’offre ce collectionneur libanais décidément ami d’un art – la musique – dont il se charge de libérer les moments rendus prisonniers par les oublis de l’histoire.
La compilation donc, à écouter ci-dessous.