La chronique de Jean Rouzaud.
À l’heure où les envahissants portables, mobiles et autres téléphones sont devenus des machines à filmer, photographier, enregistrer tout et n’importe quoi, afin que chacun s’empresse d’envoyer le résultat du « selfie » (sa tronche avant tout, si possible avec une célébrité ou un arrière-plan « célèbre »…) il règne pourtant un étrange parfum d’horreur de l’autre !!!
Cette crise de nombrilisme aigu s’accompagne en effet d’un autre grand mouvement technico social presque symétriquement INVERSE : les administrations, docteurs, sociétés, entrepreneurs et autres bureaux se refusent à nous recevoir. TOUT doit se faire par MAIL, SMS et autres « pièces jointes »…
Écrivez, envoyez des messages et dégagez !
Plus aucun responsable ou correspondant ne souhaite voir nos tronches en direct : « écrivez, envoyez des messages et dégagez ! » semble être le nouveau diktat. Saint courrier électronique, sauvez-nous de la présence des autres !
L’écran nous dira ce que vous voulez, mais votre présence n’est pas requise : le nouvel Hygiaphone (ces vitres protectrices des fonctionnaires, avec un petit espace pour glisser un papier, comme sous une porte, en catimini) c’est donc un câble !
Paradoxe ? Pas du tout, l’appréhension des rencontres, des face-à-face ne date pas d’hier. « L’Enfer c’est les autres ! », proclamait Jean-Paul Sartre dès les années cinquante dans Huis Clos, une pièce où trois personnages se déchiraient sans fin.
Même sur les réseaux de drague, écrire est parfait, mais quand il faut se VOIR, se rencontrer, c’est la panique… Pourtant c’est le but ? Je finis par penser que le VRAI but c’est de s’exciter, la rencontre est une autre histoire. Les êtres humains se méfient des autres, depuis toujours.
Les images qui circulent frénétiquement, à l’inverse de cette peur du DIRECT, sont une sorte de compensation pour les proches, voire LE ou LA copine à qui on balance tout, sans crainte ni honte.
Pour le reste, « pour vivre heureux, vivons cachés ! » selon le vieux dicton, bien paranoïaque…
On en est toujours là : curiosité, mais méfiance. Les milliards de selfies sont une frime enfantine, qui cache la forêt des craintes et des soupçons, la peur d’être emmerdé, de devoir répondre naturellement, sans attente ni filtre. D’où le SUCCÈS mondial de ce bouclier.
Je n’insisterai pas sur les attaques de « corbeaux », délateurs et insulteurs, sur le même principe des RÉSEAUX A-SOCIAUX (!), pleins de venin, là encore, planqués derrière l’écran opaque de nos peurs.
Aucun pays, aucun système, aucune religion (pourtant toutes prêtes à diaboliser n’importe quoi… ) ne s’est jamais opposé à l’abus destructeur des portables. Demandez-vous pourquoi ?
PS : pour une fois, cette rubrique ne s’appuie ni sur un livre, ni sur un film ou même un article. C’est une dérive évidente contre laquelle il me semble grand temps d’agir, faute d’y avoir pensé AVANT…
(Article écrit juste avant la pandémie…)
Visuel en Une © Getty Images / Thomas Trutschel