Coup de cœur dans Néo Géo Nova pour le dernier roman, finaliste du Goncourt 2022, de l’auteur haïtien Makenzy Orcel, au micro de Louise Morin.
L’Ombre de la Mort, publié en 2016, marquait le coup d’envoi de la trilogie de romans de l’auteur haïtien Makenzy Orcel. Une vieille femme haïtienne y racontait l’histoire de sa vie et par la même occasion l’histoire d’Haïti en toile de fond. Cette fois-ci, dans le second tome, intitulé Une Somme Humaine, une jeune femme blanche bourgeoise et française rapporte le parcours de sa vie. Alors, le point commun entre ces deux femmes ? Elles sont toutes les deux mortes. Le récit se fait donc depuis la tombe, et c’est l’élément clé de cette “trilogie de la mort”.
Qu’est ce qui vous a mené sur la voie d’emprunter la voix d’une femme ?
En effet, la voix est féminine dans ce projet de trilogie. Je pense que ça m’est venu de ma passion pour l’astronomie : de tous ces nuages interstélaires qui contractent des énergies pour donner naissance à une étoile, étoile qui brille et qui devient à sa mort une sorte de trou noir. On ne sait pas ce qui se passe dans un trou noir, tout comme on ne sait pas ce qui se passe dans la mort. L’idée au départ c’était de raconter la vie d’une étoile, une étoile qui est une existence, une vie, qui grandit et qui meurt. J’ai toujours vu Haïti comme une sorte d’étoile, ou de cadavre stellaire, qui est là quelque part dans le monde et qui fait sa vie. J’avais envie de tracer ce triangle d’Haïti jusqu’aux Etats-Unis, en passant par la France, pour raconter ce triangle d’étoiles qui forme le socle, la base, de mon imaginaire. Au-delà de ça, j’aime bien me projeter dans l’autre. Je me connais plus au moins, je connais ma vision du monde, je sais plus ou moins d’où je viens, où je suis et où je vais aller. Donc je trouve que mon histoire personnelle, littérairement parlant, n’est pas très intéressante. Ce qui fait que j’ai besoin de me projeter dans l’autre, de regarder le monde à partir d’un autre regard, d’une autre vision, d’un autre univers et, regarder le monde à partir de la voix d’une femme, je trouve ça romanesquement intéressant.
Les voix, les personnages, vous permettent de poser la question de l’unité de l’identité, en tant que vous vous projetez dans l’autre. Vous vous dédoublez aussi dans le roman : il y a un personnage qui porte votre nom, Orcel, l’autre votre prénom, Makenzy, deux personnages tout à fait opposés, l’ombre et la lumière. Dans le roman, la narratrice se pose la question suivante : “jusqu’où peut-on aller dans la marge, avant que ça perde des contours et devienne une errance à haut risque”, j’aimerai vous retourner cette question vis à vis de cette expérience de l’altérité que vous vivez à travers vos personnages.
Le roman et la narratrice posent cette question, que je me pose aussi : jusqu’où peut-on aller dans la marge, dans les zones d’ombres de l’humain, dans les régions reculées de la langue, jusqu’où peut-on travailler la langue et à quel moment la langue atteint ses limites. D’où le point de vue de la mort, de partir du plus loin possible, de l’inconnu, de ce dont on ne sait pas parler, de ce qu’on ignore, pour remonter le fleuve de la vie, essayer de comprendre qu’est ce que la mort. Je pourrai reformuler la question “qu’est ce que la mort pourrait nous raconter sur nous et sur la vie, sur les conditions du vivant. ». Il y a un proverbe en Haïti qui dit “Les morts sont dans la vérité et nous dans le mensonge.” A partir du moment où ma narratrice a traversé les trois dimensions du temps, c’est à dire le passé, le présent, et ce qu’on pourrait appeler le futur, on a l’impression qu’elle a tout compris, que toutes les choses de sa vie sont devenues hyper claires, qu’elle peut se remettre en question et tout remettre en question. C’est un regard qui résonne, une parole qui vibre depuis la marge.
Les voix de vos personnages s’imposent à vous au moment de l’écriture, est ce qu’il y a des voix d’auteurs qui s’imposent à vous pendant votre travail ?
J’écris avec mon enfance. Tous les auteurs écrivent avec leur enfance, leur vécu, leurs lectures, leurs voyages, leurs peurs, leurs aspirations … Je pense que quand on écrit, tous les livres et tous les auteurs qu’on a lus sont là en renfort. Je pense à Jacques Stephen Alexis, à Richard Wright, l’auteur de Black Boy qui m’a expliqué ce que c’est que la faim. Il y a aussi Jean-Claude Charles qui m’a appris à regarder le monde depuis mon enfance. C’est un monsieur qui voyage à travers le monde, qui vit entre Chicago, New-York et Paris, et qui, quand on lui demande d’où il écrit, répond être l’écrivain d’une petite rue de Port au Prince. Il a d’ailleurs inventé un mot valise : enracinerrance. Enraciner, errance, enracinerrance, c’est -à -dire voyager à travers le monde et traverser des cultures depuis son enfance. Tous ces auteurs sont toujours là, comme Aimé Césaire, Garcia Marquez… Je pense que je suis l’écrivain que je suis grâce à ces lectures, grâce à ces imaginaires. C’est vrai que c’est une aventure avec soi-même d’abord, avec sa démarche et sa vision de la littérature, avec un besoin de s’exprimer, de poser des questions, d’inviter les autres à regarder le monde autrement. Mais c’est parce qu’on a lu, si on n’a pas lu ce n’est pas possible, c’est un voyage qu’on ne peut pas faire seul. Pour reprendre cette phrase : “un homme seul c’est un homme en mauvaise compagnie”, ou l’inverse, je ne me rappelle plus…
Virginia Woolf a été une inspiration pour vous, avec cette notion de “flux de conscience” ?
Les Vagues de Virginia Woolf et Ulysse de James Joyce, sont tous les deux là. Il y a une citation de Virginia Woolf dans mon livre parce que dès la première phrase c’est une vague, sa parole est une vague, un vent, une tempête qui traverse les distances. J’aime cette idée que l’écriture est une sorte de vague ou de tempête, de grand vent, qui emporte tout sur son passage. Dans Ulysse de James Joyce par exemple on a toutes sortes d’écritures, j’ai beaucoup pensé à James Joyce en écrivant ce livre parce que dans Une Somme Humaine on a aussi une somme d’écriture à côté d’une somme de consciences, une somme d’histoires et de personnages. C’est une somme d’écriture, avec de la poésie, du théâtre, des discussions philosophiques et plein de choses comme ça.
J’ai noté deux chansons dans votre livre : “Think” d’Aretha Franklin et “Elle te rend dingue” de Nuttea, ce sont des chansons que vous écoutez vous-même ?
Oui, je vis avec Aretha Franklin et cette belle voix qui m’emporte. Dans mon précédent roman, j’ai mis en exergue une phrase de Nina Simone. J’adore les yeux de Nina Simone, les yeux de Nina Simone ressemblent beaucoup à ceux de ma mère. Aretha Franklin c’est quelqu’un qui m’a accompagné, qui m’a bercé. Nuttea aussi. Je me vois en train de chanter ces chansons avec mes potes, à haute voix, hyper fort. Dans le récit de cette femme, il fallait mettre un peu de musique, c’était une façon de me rapprocher un petit peu, de me regarder à travers ce miroir qu’est le récit et le récit de cette femme. Il y a un style de musique que j’aime beaucoup, c’est l’afrobeat, parce qu’il réunit pas mal d’autres styles et d’univers, donc à un moment donné mon personnage Orcel danse sur une musique afrobeat, ça c’est tout moi, j’adore ce style.
Il y a un rythme très prégnant dans votre texte et dans votre écriture, écoutez-vous de la musique quand vous écrivez ?
Je pense que c’est plutôt la musique intérieure du texte, la musique de cette voix, l’urgence de cette logorrhée, il fallait rythmer tout ça. Puisque c’est une parole urgente, le point n’a pas sa place, le point virgule non plus. Quand on parle, ça souffle, on ne ponctue pas forcément sa voix. Quand le vent souffle, il n’y a pas de ponctuation et la vie n’est pas ponctuée, la mort n’est pas ponctuée, rien n’est ponctué parce que tout est souffle. Je voulais que le livre soit exactement à l’image de la vie, à l’image du vent. Ça m’arrive tout de même d’écouter un morceau de musique, un album, en écrivant. De temps en temps, je remets Léo Ferré parce que c’est lui qui m’a appris à faire quelque chose de ma colère, à ne pas retourner cette colère contre les autres, mais à l’utiliser, à en faire quelque chose de beau. Il m’arrive aussi d’écouter Jacques Brel, ou un morceau de compas. Je suis très ouvert, le plus important pour moi quand j’écoute une musique c’est que ça me touche. Mais au-delà de ça, j’ai également besoin de trouver la musique intérieure du texte qui est la plus importante, ça c’est un travail assez épuisant et éreintant, mais fascinant aussi.
J’ai cru comprendre que vous alliez reprendre ce travail pour un dernier tome de cette trilogie, qui je crois va se dérouler aux Etats-Unis…
Le dernier tome va se dérouler aux Etats-Unis, à travers la voix d’une africaine-américaine. Je vais essayer de tracer une ligne de l’Egypte Antique à aujourd’hui pour tracer la trajectoire, le parcours, de l’homme noir. Le récit de cette adolescence, de cette petite fille noire qui vit de l’autre côté d’une forêt en Georgie, va être ponctué par l’étude de l’histoire sociale de l’Amérique. Sa famille ne sait pas que la liberté est un droit fondamental, et puisqu’elle vit sur le domaine d’une famille esclavagiste blanche qui fait tout pour que les informations, les vents du monde extérieur, n’arrivent pas à leurs oreilles, ils continuent à vivre en tant qu’esclaves sur ce domaine. Jusqu’au jour où cette petite fille découvre que tout le monde est libre. Elle va traverser la forêt avec son frère, et à partir de là commence son périple jusqu’à New-York. Il y a toujours ce lien entre le monde reculé et la grande ville, la modernité, le bouillonnement.
Un autre témoignage de Makenzy Orcel est à retrouver sur nova.fr dans l’Arche de Nova proposé par Richard Gaitet en mars 2021, il imaginait une révolution en Haïti pour mettre fin à la corruption des politiques.
©Francesco Gattoni