Le 15 juin 1979, une pochette noire avec un imprimé d’ondes blanches sort dans les bacs anglais. C’est « Unknown Pleasures » de Joy Division. À ce moment-là, personne ne sait encore que ce disque deviendra l’un des plus importants de l’histoire de la musique.
Le 28 novembre 1967, Jocelyn Bell Burnell et Antony Hewish, deux scientifiques de l’université de Cambridge, observent des pulsations radios venues d’une constellation lointaine. C’est la découverte du premier pulsar, une étoile mourante qui, en s’écroulant sur elle-même, devient tel un phare au milieu de l’espace et envoie des ondes radios à intervalles régulières. Voici à quoi ressemble la transcription graphique des ondes de ce premier pulsar :
Neuf ans plus tard, en 1976, les Sex Pistols tournent à travers l’Angleterre. Cette tournée fait partie de ces évènements fondateurs de l’histoire de la musique, dont les ondes se font ressentir encore aujourd’hui. Des dizaines des groupes se forment dans leur sillage, inspirés par la pure liberté et la désacralisation du musicien qu’inspirent les punks — mouvement que revendiquent les Pistols. À Manchester, ce sont par exemple Howard Devoto et Pete Shelley des Buzzcocks, Mark E. Smith des Falls ou encore Morrissey des Smiths qui sont là. Mais aussi un certain Bernard Summer et Peter Hook : ils décident, eux aussi, de tenter l’aventure punk.
Le 15 juin 1979, nouvelles ondes, nouvelles pulses à travers le monde entier. Summer et Hook ont recruté un batteur, Stephen Morris, et un chanteur-poète, Ian Curtis. Le groupe se nomme Joy Division. Il sort Unknown Pleasures : c’est une pierre angulaire du « post-punk » : un genre musical dérivé du punk, mais allant plus loin dans l’expérimentation sonore, dont la rage est refroidie, introvertie.
Un an après, dans la nuit du 17 mai 1980, Ian Curtis met fin à ses jours. Une autre étoile meurt : un nouveau phare dans la nuit.
« Walk in silence »
Ian Curtis faisait partie de ces poètes qui catalysaient l’esprit de leurs temps, et rendaient palpables les sensations coincées dans la gorge de milliers de personnes. Sa voix grave traduisait le malaise d’une Angleterre fatiguée en proie à la désindustrialisation — et son épilepsie. Ian Curtis souffrait en effet de violentes crises d’épilepsie, en particulier lors des concerts ; un mal et une angoisse palpable dans ses textes.
« I’ve been waiting for a guide to come and take me by the hand »
« Disorder »
Pas d’introduction, dès le premier titre, « Disorder », on est projeté dans cet ouragan de sensations, où la rage se mêle à l’inquiétude. On y distingue les contours du désert post-industriel mancunien, la pâle lueur qui éclaire ses rues vides, la vague froide et amère qui remonte le long de notre échine à mesure que l’on découvre ce monde abandonné.
« I’ve got the spirit,
« Disorder »
But lose the feeling ! »
He’s lost control
Unknown Pleasures doit cette atmosphère si particulière à Martin Hannett, l’ingénieur du son un peu fou de cet album. Pour lui, les punks étaient « musicalement conservateurs » dans leur rapport au son : là où, pour la plupart, ils souhaitaient un son brut au plus proche du live, Hannett voulait exploiter au maximum les possibilités technologiques offertes par le studio.
Il voyait en Joy Division la possibilité d’assouvir ses désirs : vu que le groupe en était à ses débuts, son identité sonore restait à définir. Il sépare donc la batterie pour en enregistrer chacun des éléments séparément, fait jouer Stephen Morris, le batteur, sur le toit, ou encore enregistre le bruit d’un ascenseur rempli d’éclats de verre. Un peu fou disions-nous.
Le groupe est initialement déçu du rendu final. Mais le résultat est là : reverb, delay, le pulsar d’Unknown Pleasures devient glacial et unique. Là où Joy Division se voyait en groupe de punk, Martin Hannett en a fait autre chose. Peut-être pour le mieux : Unknown Pleasures est aujourd’hui l’un des albums les plus influents de l’histoire de la musique.
« To the depths of the ocean where all hopes sank, searching for you »
« Shadowplay »
« I remember nothing »
« Notice whom for wheels are turning
« Ceremony », New Order (texte de Ian Curtis)
Turn again and turn towards this time »
L’histoire aurait pu se poursuivre, mais elle s’arrête brusquement dans la nuit du 17 mai 1980. Ian Curtis met fin à ses jours, juste avant une tournée américaine qui l’inquiétait particulièrement. Le deuxième album du groupe, Closer, sort deux mois après sa mort. Les membres restants du groupe fondent ensuite New Order, qui connaîtra lui aussi un immense succès, « Blue Monday » en tête de liste.
Unknown Pleasures est donc le seul album paru du vivant de Curtis. Des Cure à Siouxies and the Banshees en passant par la quasi-totalité du rock indépendant, l’album marque le passage dans un autre époque musicale, une autre approche de la musique. Un disque reconnaissable, inimitable et culte : un véritable pulsar.