Dans la Nova Book Box, l’auteur de « Negalyod » se confie sur le génie de Moebius, à travers deux albums mythiques : « Arzach » et « Le Garage hermétique ».
Dans la Nova Book Box de Richard Gaitet du 18 décembre intitulée Les enfants du Major Grubert, quatre dessinateurs se confient sur le génie de Moebius, à travers deux albums mythiques : Arzach et Le Garage hermétique. Nous vous retranscrivons ces entretiens.
En septembre dernier, le talentueux Vincent Perriot, 34 ans, revenait en solo en librairie avec Negalyod, album grand format de 200 pages au graphisme ambitieux, presque entièrement improvisé, qui s’inscrivait de toute évidence dans le sillage de la S.-F. pratiquée par Moebius dans les années 70.
Quarante ans après Moebius et Le Garage hermétique de Jerry Cornelius et ses paysages désertiques, voici… Jarry et les déserts de Negalyod ?
Vincent Perriot : Dans Negalyod, tous les océans, les cours d’eau et les mers ont été canalisés par d’immenses tuyaux, au profit de grandes villes en suspension. À part ces cités, toute la vie sur Terre a donc été asséchée. Jarry, mon personnage principal, vit justement dans ce désert avec presque rien, sauf quelques rares dinosaures qui survivent tant bien que mal et dont il est le berger. Un jour, son troupeau, d’une centaine de bêtes – des espèces de tricératops, « les Chamosaures » – vont se faire électrocuter par une sorte de camion météo qui génère des éclairs, des nuages, pour essayer de ré-engorger cette terre sèche et générer artificiellement de l’eau. Le troupeau meurt et Jarry se retrouve seul, sans héritage. Il part en ville pour se venger… Cette histoire apocalyptique, c’est un mélange un peu étrange de plein d’influences et d’envies. Je n’avais pas une envie particulière de science-fiction, elle est venue à moi, je n’en ai jamais beaucoup lu. Dans tous mes albums précédents [Belleville Story, Paci], j’avais l’habitude de traiter du monde contemporain, via des polars ou des récits historiques ou intimistes. Là, j’avais envie de changer de graphisme, d’explorer des formes, des idées que me viennent de voyages ou de l’actualité, de dessiner des cités immenses, des architectures monumentales, de m’extraire de la réalité actuelle.
Cette histoire apocalyptique, c’est un mélange un peu étrange de plein d’influences et d’envies
C’est un album improvisé, planche par planche ?
Vincent Perriot : J’ai écrit et j’ai dessiné en même temps : le scénario est venu en même temps que le dessin. Donc planche après planche, le monde s’est construit, et les personnages se sont construits aussi d’eux-mêmes. Au début c’était assez informe, je jetais mes idées dans des cases avec certains dialogues, et ensuite j’ai bâti des scènes. J’ai eu des visions de grand désert, de dinosaures, des combats, des foules que j’ai transformé pour qu’elles rentrent dans un récit ; tout ça s’est vraiment fait progressivement. J’ai avancé, libre, sans connaître la fin de l’histoire. Le dessin peut changer des idées préétablies. Il faut de grandes perspectives, sans savoir le chemin par lequel y aller. De grandes idées peuvent venir de détails infimes, un costume, un décor… La ville au début, je l’avais faite verticale, et à un moment donné, je ne sais plus comment, j’ai dû renverser ma planche. Toutes les villes sont devenues suspendues, des villes à l’envers, parce que j’ai renversé ma planche ! Juste avec un geste !
J’avance, libre, sans connaître la fin de l’histoire.
Ce goût pour l’expérimentation, on pouvait le retrouver dans le magazine Métal Hurlant (1975-1987), cofondé par Moebius. Ce n’est pas de votre époque, mais l’avez-vous lu ?
Vincent Perriot : Je m’y suis plongé pour Negalyod. J’ai commencé à lire, relire le travail de Moebius et d’autres comme Druillet, et d’autres revues, comme la japonaise Garo, qui a débuté au milieu des années 60, avec des récits intimistes qui oscillent entre drame et poésie graphique pure, magnifique, signés Oji Suzuki, Yoshiharu Tsuge, Seiichi Hayashi, Shinishi Abe, Susumu Kastumata… Pour cette vision de la liberté, de l’échappée, la déviation, la création presque infinie avec des défis constamment jetés aux uns et aux autres pour aller encore plus loin dans les formes, les idées, les astuces scénaristiques… Ça m’a insufflé une énergie absolument fantastique, c’était juste trop génial. À ma moindre mesure, avec ma technique, j’ai essayé de me diriger dans cette direction, tout doucement. Ces artistes sont allés si loin, si vite, que forcément, il y a quelque chose de presque indépassable. Moebius a un dessin fantastique, dans les formes, les atmosphères, dans l’explosion ou le mix des éléments et des matières. Il a défriché un nombre d’espaces infini, au-delà de toutes les frontières possibles. C’est difficile, mais je me suis dit : « OK, je vais partir aussi, moi aussi, dans cette quête d’aventures et de formes ». C’est très très inspirant, surpuissant.
Ces artistes sont allés si loin, si vite, que forcément, il y a quelque chose de presque indépassable.
Et le dessin de Moebius lui-même ?
Vincent Perriot : Pour Negalyod, j’ai aussi lu Blueberry [avec Jean-Michel Charlier, 1963-2005], pour lequel Moebius [sous son vrai nom, Jean Giraud] a travaillé les codes du western, appris à dessiner l’espace, les roches, les costumes, les visages, essayé d’incarner les villes, avec tous les détails, le bois, la vapeur qui sort des locomotives… Il s’est construit une grande palette de dessin, solide. Et quand il a bifurqué ensuite sur le dessin « Moebius », il a mixé tout ça et est allé plus loin dans d’autres matières ; dans le désert, il fait émerger des matières organiques, couplé avec la pierre par exemple. Les couleurs et les formes, issues d’ethnies et de peuples, très divers, explosent ! Il s’invente lui-même à travers ce jeu, il improvise, se laisse aller. C’est fantastique !
Les décors de Negalyod proviennent aussi de vos voyages ?
Vincent Perriot : En venant en train jusqu’à Nova, j’ai revu mon désert à moi : la Beauce. De grands à-plats. Mon premier récit, c’était l’histoire intime de deux jeunes filles [Entre deux, éditions de La Cerise, 2007], qui partent en voiture très loin sur de grandes routes planes avec un horizon à l’infini, la Beauce, ce désert un peu étrange, avec ces petits villages épars. Après, je suis parti en Turquie, en Inde, en Guinée, avec ma compagne on est partis se perdre dans des montagnes, des temples, des musées… En rapportant des formes, des architectures, des motifs, cette richesse que l’homme a pu créer depuis des millénaires et qui se perd beaucoup – dans nos villes, tout va très vite, les immeubles poussent vitesse grand V sur le même type de calibrage, petites fenêtres carrés, tout est cubique et d’une laideur incroyable. J’avais envie de réhabiliter cette richesse, cette beauté perdue, comme celle des Dogons du Mali et leurs bâtisses de pierre de chaux, construites petit à petit, avec quelque chose de sacré. Le dessin c’est un peu la même chose, c’est un rapport très simple et très direct avec soi-même, pour les gens et pour le monde. On est juste soi-même face à une feuille blanche. Surgit alors un maelstrom d’idées, que l’on restitue avec un bagage technique, et son humeur aussi, son état de santé… Et toute cette charge vient se concentrer en un point précis qui est le trait, la pointe du stylo. Le dessin c’est franc. Et je trouve ça beau de se dire qu’un point concentre tout ça et libère tout un imaginaire. C’est le contre-pied parfait du tout-numérique, de ce tout-pixel qui nous envahit, de la surcharge d’images et d’envies de se montrer, de voir, de zapper, d’être dans l’actualité absolument, d’appréhender le monde au plus vite ; face à cela, le dessin a une puissance dont Moebius parlait extrêmement bien en interview.
Et toute cette charge vient se concentrer en un point précis qui est le trait, la pointe du stylo. Le dessin c’est franc
Après Negalyod, vous allez continuer dans la S.-F. ?
Vincent Perriot : Oui, peut-être pour un autre album, pas forcément une suite, plutôt une prolongation, sous d’autres matières, d’autres enjeux. En alliant le plaisir du dessin, l’ouverture des formes et le questionnement politique et environnemental.
L’émission complète, en podcast.
Propos recueillis par Léonard Dubin.
Visuel : (c) Negalyod de Vincent Perriot, 2018, Casterman, p.25.