Guitariste des Slits et autrice « profondément investie dans le féminisme politique », l’Anglaise se livre sur ses modèles : Colette, Anaïs Nin, Yoko Ono ou Virginie Despentes.
Elle est considérée à juste titre comme l’une des pionnières du punk en compagnie d’Ari Up, de Tessa Pollitt et de Paloma « Palmolive » Romero, alias les Slits (« les Fentes », 1976-1982), quatuor culte qui marqua l’underground britannique par sa fusion reggae-punk débraillée, ses textes ironico-ludiques, ces riffs hypnotiques « joués et rejoués pendant des plombes » ou ce look impeccable de sauvageonnes à dreadlocks badass et bottées. En 2014, Viv Albertine publiait De fringues, de musique et de mecs (disponible en poche chez 10/18), récit franc du collier de son apprentissage à l’arrache de la musique, en fréquentant notamment de très (très) près les membres du Clash et des Sex Pistols. « On ne se lâche plus d’une semelle maintenant. On défile toutes les quatre en rang dans la rue et les gens s’écartent sur notre passage, ou alors ils nous lancent des crachats et des insultes et ça nous fait rire. Ensemble, on est invincibles. On ne doute pas un instant que les Slits sont géniales et qu’elles vont changer le monde. On est en mission, et on plaint tous ceux qui ne le comprennent pas. »
Ce printemps, les éditions Buchet-Chastel publient la suite de cette autobiographie : À jeter sans ouvrir, où se prolongent ses réflexions pleines d’autodérision sur sa vie d’artiste, de femme et de mère célibataire sexagénaire – avec pour fil rouge le portrait de sa propre mère, mourante. D’où l’envie de lui demander, lors d’un passage-éclair à Paris, de nous parler de ses modèles féminins, en particulier sur le plan littéraire : Colette, Anaïs Nin ou Virginie Despentes. Oh, Viv !
Disons que j’ai deux CV alternatifs à présenter
Comment vous présentez-vous, en général ?
Viv Albertine : Je pourrais vous dire que j’ai fait partie d’un groupe dans les années 70, les Slits, pour lequel je jouais de la guitare et j’écrivais des chansons, qu’on tournait avec les Sex Pistols, que j’ai aussi fait des films, que j’ai suivi des études de cinéma, que j’ai écrit deux livres et un album solo. Ou… je pourrais vous dire que j’ai fait de nombreuses erreurs dans ma vie, que j’ai eu un cancer, que j’ai avorté, divorcé, fait de ma vie un sacré bazar… Disons que j’ai deux CV alternatifs à présenter. Ils sont tous les deux importants, mais aucun des deux ne parle de l’autre vie. On ne retient que les bonnes choses que j’ai faites, mais chaque vie est un mélange du bon et du mauvais, des succès et des échecs. J’ai connu beaucoup d’échecs. Ça ne sert à rien, surtout pour les plus jeunes, de n’entendre parler que des grands moments d’une vie. C’est intimidant, ça fait peur. Vous vous dites : je ne serai jamais cette personne. Donc je me suis dit : si j’écris un livre à propos de tous mes échecs, toutes mes erreurs, les mauvaises choses qui me sont arrivées, c’est plus inspirant pour les gens. Surtout pour les jeunes. Car, se planter, ça arrive à tout le monde !
Les premières sources d’inspiration ne vous quittent jamais
Qui sont vos modèles, en littérature, toutes époques confondues ?
Viv Albertine : Quand j’étais jeune, comme je n’avais pas la télé, pas internet, une toute petite vie, et que je ne voyageais jamais, j’étais toujours à la recherche de femmes – de manière inconsciente, hein – qui pouvaient être une inspiration pour moi. Et… j’ai lu beaucoup de livres écrits par des Françaises ! Colette, Anaïs Nin, Françoise Sagan, Simone de Beauvoir… Parfois, les livres étaient trop difficiles, donc je lisais des biographies. Je recherchais des femmes qui avaient vécu des vies différentes, des vies comme des défis, en dehors du patriarcat. À 15, 16, 17 ans, j’ai lu à peu près tous les livres sur les femmes françaises. Et leurs écrits sont gravés en moi, depuis. Tout spécialement ceux de Colette et d’Anaïs Nin. Les journaux intimes tenus par Anaïs Nin étaient d’une incroyable franchise, remplis de détails sur sa sexualité, très très choquants pour l’époque. Pareil avec Colette, très choquante. Ou George Sand. Ce sont mes premières sources d’inspiration. Et les premières sources d’inspiration ne vous quittent jamais. La musique que vous écoutiez jeune, les livres lus, vous croyiez que vous allez les laisser derrière vous, mais ce n’est jamais, jamais le cas. Le truc marrant, c’est qu’en vieillissant, ils deviennent de plus en plus important pour vous ! Dans l’intervalle, j’ai lu des tonnes de choses très différentes, mais je pense toujours à ces femmes. Quand j’étais jeune, aucune femme de ma connaissance ne faisait des choses intéressantes. Dans ma petite vie, les vies intéressantes se trouvaient dans les livres.
Je n’étais pas très bonne à l’école, je ne savais pas dessiner, je ne savais pas jouer d’un instrument de musique, je ne m’attendais donc pas à vivre dans ma vie quelque chose d’aussi intéressant que ces femmes-là. Mais d’une certaine manière, elles ont dû se faufiler dans mon subconscient… et m’indiquer une sorte de chemin à suivre… quand j’étais perdue. Ce qui est chouette avec Colette, c’est qu’elle arrive de nulle part. Elle est issue de la classe ouvrière, sans beaucoup d’éducation… Elle m’a influencé sans que je le sache !
Qui est l’écrivain(e) le/la plus punk en activité, selon vous ?
Viv Albertine : Virginie Despentes. Elle défie les façons qu’ont les gens de penser. C’est très punk, très radical. Il y a aussi Rebecca Solnit, qui écrit sur la Terre, la planète (L’Art de marcher), sur la manière dont les hommes et les femmes interagissent (Ces hommes qui m’expliquent la vie), la politique… Ou Maggie Nelson (Les Argonautes), qui est aussi Américaine. Je trouve que les écrits féminins sont particulièrement passionnants, en ce moment. L’autrice de Nous sommes tous des féministes, la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, a écrit en 2006 un livre qui m’a beaucoup affecté : L’Autre moitié du soleil ; quand j’étais jeune, on voyait des images de la guerre du Biafra avec tous ces enfants qui mouraient de famine, je ne comprendrais pas bien à l’époque, mais tout est remis dans le contexte. Idem avec Le racisme est un problème de Blancs, de la journaliste britannique Reni Eddo-Lodge (2018) : une collection d’essais sur le racisme et plus précisément sur les micro-racismes qu’on ne voit pas vraiment dans la vie quotidienne.
Mais je crois que la plus subversive, parce que je l’ai découverte quand j’étais jeune également, c’est Yoko Ono. À 17 ans, j’ai lu son livre intitulé Pamplemousse (1964), et j’avais l’impression d’être droguée ! Il y avait ses dessins. Parfois, une seule phrase d’elle suffisait à me retourner la tête dans tous les sens. Elle est très subversive. Sa façon de penser m’a appris à jouer dans ma vie. Son travail a quelque chose de très ludique. Le situationnisme, ce mouvement né en France, vous apprend aussi à jouer dans la vie, à faire des blagues à propos de ce qui vous entoure. C’est quelque chose que j’ai toujours aimé : peu importe ce qui vous arrive, y compris des choses vraiment malheureuses – ou ce foutu Brexit –, essayez d’en faire quelque chose de créatif, de ludique. Yoko Ono était très au-dessus du lot. Dans ses performances, elle proposait au public de découper ses vêtements… Elle m’a appris à voir les choses autrement, quand mon esprit était ouvert à la nouveauté.
Et plus récemment ? À part Despentes ?
Viv Albertine : Le truc le plus trash que j’ai lu dernièrement, je ne sais pas si vous connaissez, c’est Killing Eve, qui est aussi devenu une série télé. C’est l’histoire d’une psychopathe. Beaucoup de choses se déroulent à Paris, d’ailleurs. Le jeu des acteurs est fantastique, c’est très drôle, très irrévérencieux quand elle se met à tuer.
Nous, les femmes, ça fait des années que nous voyons d’autres femmes se faire assassiner, encore encore et encore, dans les films, à la télé. Ça fait quarante ans que je vois des femmes se faire buter à l’écran ! Et c’est intéressant de voir une tueuse si jeune et funky ! Je sais que ce n’est pas génial, moralement, mais sur le plan culturel, c’est intéressant. J’ai lu les deux tomes, qui sont sortis avant la série. Peut-être qu’un homme ne s’en rendrait pas compte, mais c’est assez subversif, à plusieurs niveaux.
À l’école, on ne me faisait lire que des livres écrits par des hommes sur l’Histoire des hommes. Je suis allé dans trois écoles d’art et on ne m’a jamais parlé d’une seule femme artiste. J’ai donc décidé, il y a quelques années, de rééquilibrer tout ça dans ma tête. Je ne regarde plus que des œuvres signées par des femmes, des livres écrits par des femmes, de l’art conçu par des femmes. Car jusqu’ici, je n’avais connu que le patriarcat dans l’art, la culture et l’Histoire, implanté dans ma tête depuis cinquante ans.
Avec les Slits, nous n’avions pas de modèle
Ce qui était intéressant avec notre groupe, les Slits, c’est que nous n’avions pas de modèle, nous n’avions pas quelqu’un pour nous inspirer : je n’avais jamais vu une femme jouer de la guitare. C’était donc possible – et ça l’est toujours –, même quand nous n’avez pas de modèle sous les yeux, de devenir quelque chose de nouveau.
Parmi vos chansons préférées des Slits, laquelle est la meilleure, au niveau des paroles ?
Viv Albertine : Celle qui me vient tout de suite à l’esprit serait « Typical Girls », que j’ai écrite moi-même. Il s’agit d’un commentaire sur tout ce qu’une fille est censée être dans la vie. Tous les clichés : tu dois être comme ci, comme ça… J’insiste là-dessus dans les paroles, pour rendre ridicules tous ces rôles qu’une fille typique des années 70 est supposée investir : il faut se marier, être joliment habillée, sourire beaucoup, être de bonne compagnie avec les hommes… Et puis c’est une super chanson ! Avec de supers parties de guitare, vraiment dingues ! Pas mal de gens sont encore influencés, aujourd’hui par ce que nous avons fait avec les Slits dans les années 70. C’est un peu triste de constater que ces personnes ont encore besoin d’un féminisme… vieux de quarante ans ! Comme si les choses n’avaient pas bougé. Les gens continuent de s’identifier aux paroles, à notre look, à nos attitudes. Ça doit vouloir dire qu’en fait, la société n’a pas beaucoup avancé pour les femmes. Au Royaume-Uni, quand Margaret Thatcher était au pouvoir dans les années 80, elle a injecté tant de capitalisme et de consumérisme dans le pays que le féminisme est devenu quelque chose de secondaire pendant plus de trente ans. Ce n’est que maintenant que les voix se lèvent à nouveau. Ce qui est une très bonne chose.
La jeunesse actuelle me donne beaucoup d’espoir
Que pensez-vous de la jeunesse actuelle ? Est-ce une jeunesse de combat ?
Elle me donne beaucoup d’espoir. Notamment les garçons, qui sont beaucoup plus intelligents émotionnellement que les hommes de mon âge, qui eux n’ont pas appris à exprimer leurs émotions. Les garçons d’aujourd’hui sont un peu plus au courant, Internet diffuse des idées, les jeunes sont plus attentifs au monde global, ils ne sont pas focalisés sur leur petit monde, leur petite famille. Leurs idées sur l’orientation sexuelle sont plus larges qu’auparavant, c’est bien : ça fout en l’air la famille, qui n’est plus tout à fait cette unité un peu étroite et excluante qu’il faudrait protéger à tout prix, sans penser au reste du monde. La jeune génération voit tout ça.
Ma fille a 19 ans, je vois comment elle vit avec ses amis, filles et garçons, comment ils expérimentent la sexualité, tout en cherchant à ne pas faire du mal à la planète, en n’étant pas trop sur leur ego… Je vois encore plein de groupes qui sont tellement bloqués sur leur ego ! Vous savez, monter sur scène avec toutes les lumières sur vous, jouer de la guitare, tout le monde vous applaudit et reprend le morceau en chœur, une chanson après l’autre… Il y a quelque chose de tellement démodé et de pas très égalitaire dans le rock’n’roll. Je crois que les jeunes se lassent de tout ça et pensent global, en veillant à être plus utile et généreux pour la planète, plutôt que de chercher à s’élever eux-mêmes à travers un truc spécial lié à leur individualité. C’est énorme, ce qui se passe en ce moment.
Pour terminer, pouvez-vous nous raconter l’histoire de la reprise parfaitement débraillée du classique soul de Marvin Gaye, « I heard it through the grapevine », par les Slits ?
C’est le premier morceau que nous avons enregistré en studio. Nous avions déjà joué quelques titres à la radio, en live. Ari Up, notre chanteuse, n’avait que 15 ans. Elle ne connaissait pas vraiment l’originale. Elle a imaginé des parties vocales très inventives et avec les filles, on répétait « grapevine, grapevine » derrière elle, mais surtout pas avec une voix très aigu, girly, super féminine – ou plutôt, soi-disant féminine. Plutôt avec la voix que vous utilisez pour appeler quelqu’un dans la cour de récré : « Hey, Jeff ! Viens par ici ! » Dans ce registre. Vous pouvez l’entendre sur la chanson. « Grapevine, grapevine ! » Tout ça pour ne pas en rajouter sur le mythe de la jeune fille précieuse et fragile. Dans les années 70, les filles étaient encore prisonniers de ces stéréotypes.
L’autre chose importante à savoir sur cette chanson, c’est que nous avions un batteur fantastique originaire de Jamaïque, – qui vient de mourir, d’ailleurs. Maxie Edwards. Il jouait avec Sly and Robbie et d’autres légendes du reggae. C’était très excitant. Nous avons enregistré dans un gros studio de reggae au milieu de Londres, lié à Island Records. Le label voulait sortir cette reprise en single, mais nous avons dit : « NON, nous ne sommes plus des petites filles, nous voulons l’une de nos propres chansons en single, sur la face A du vinyle et pas en face B ». Mais quand j’y repense maintenant, je me dis que si notre version d’« I heard it through the grapevine » en single, nous aurions eu un tube et ça aurait davantage aidé le public à comprendre notre groupe. Mais nous avons toujours préféré être plus radicales dans nos décisions, nous ne voulions pas être commerciales, ne céder à aucun compromis d’aucune sorte. Et c’est pour ça, je pense, que les Slits resteront pour toujours un groupe culte… underground.
Mais cette reprise est toujours jouée dans les clubs, depuis tout ce temps ! En particulier les clubs lesbiens féministes. C’est encore très populaire !
Interview : Léonard Dubin & Richard Gaitet. La Nova Book Box, c’est aussi en podcast.
Visuel en Une © De fringues, de musique et de mecs de Viv Albertine