La chronique de Jean Rouzaud.
Une intellectuelle française peu connue nous sert de guide dans le train fantôme de l’Art.
Avec son essai Ce qui n’a pas de prix aux Éditions Stock, Annie Le Brun, tout à la fois écrivain, pamphlétaire, philosophe, sociologue… et poète (c’est écrit avec élégance et profondeur), dénonce esthétiquement et moralement la dérive d’un monde artistique trahi, devenu un véritable « éléphant dans un magasin de porcelaine »…
Ce qui n’a pas de prix
En effet, tous ceux qui s’intéressent vraiment à l’évolution de l’expression artistique sont effarés devant les quiproquos, les détournements, les abus, la lourdeur et la laideur des créations contemporaines trafiquées et dépourvues de sens.
Comme D’Artagnan ou Zorro, Annie dénonce avec sagacité et science le monde perdu des âges d’or stylistiques et artistiques, avant que le marketing et le capitalisme ne s’en emparent.
Nous voilà aux prises avec des œuvres bouffies, plaquées or, garanties par les banques et les galeries complices, purs objets de spéculation, et signes extérieurs de richesse pour parvenus embrigadés.
Tous les mensonges du néo pop spectaculaire sont mis à nu, avec leur cohorte de critiques vendus, d’artistes intéressés, d’amateurs arrivistes.
C’est un fleuve de boue qui s’écoule (celle des mélanges d’objets artistiques opaques ou nuls) ne ressemblant à rien à force d’imiter tout, mais recouverts d’un tapis de billets de banque, en guise de nénuphars morbides, afin de tromper nos esprits sidérés.
Annie cite clairement les starlettes du genre, de Jeff Koons à Damien Hirst en passant Hanish Kapoor etc. dont les gesticulations spectaculaires n’existeraient pas sans Bernard Arnault, François Pinault, Maurice et Charles Saatchi etc. Comme producteurs !
Mécènes producteurs et clichés 1 000 fois vus
Et nous voici à des années-lumière de ce que fut l’Art individuel, personnel, indépendant, Art de solitude et de recherche, en dehors de toute règle sociale ou économique : le saut dans le vide de quelques individus inspirés, passionnés, décidés à nous montrer le monde autrement, hors de toute règle !
Aujourd’hui, des monstres esthétiques éculés, des clichés de formes mille fois vues, où des embrouillaminis d’influences, viennent nous écraser avec la brutalité d’un impérialisme ubuesque. Un minuscule tableau de Vermeer, Tiepolo, Bosch, Dix, Dürer, Schiele – vu de près – nous servira plus que ces géants vides.
Les musées eux-mêmes deviennent des démonstrations techniques, des objets brillants de loin, des vaisseaux étincelants en toc, miroir aux alouettes pour public affolé par les proportions et les effets.
Fine analyste critique de ce temps voleur d’Art et détourneur de talents, ou le quantitatif, le flashy et les prix démentiels doivent fermer la gueule de tous les emmerdeurs, Annie Le Brun résiste vaillamment.
Et vous ? Public soumis ou amateurs exigeants ?
Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix. Éditions Stock. 170 pages. 17 euros.
PS : intéressez-vous à Annie Le Brun (très citée sur le net : d’où la présence d’anciennes couvertures de livres) qui a su éviter tous les embrigadements intellectuels des années passées, avec la subtilité et l’honnêteté qui manquaient souvent aux leaders d’opinion.
Visuel © Philippe Matsas