Une exposition inattendue à la Galerie des Gobelins qui mêle tentures classiques et oeuvres contemporaines
Jusqu’au 20 janvier 2013, la Galerie des Gobelins à Paris est le théâtre d’une étonnante cohabitation des arts classiques et contemporains. En effet, la célèbre manufacture abrite depuis le mois de mai 2012, une série de 8 tapisseries gigantesques – parfois plus de 6m50 de large.
Elles ont été réalisées à partir de tableaux de Nicolas Poussin (1594-1665) consacrés à la vie de Moïse. Une transposition posthume, donc, décidée au nom du prestige français et contre les vœux du peintre lui-même, par le successeur de Colbert à la tête des Bâtiments de France, j’ai nommé François-Michel le Tellier, Marquis de Louvois.
Voilà pour le classique – enfin le sujet est classique, le traitement scénographique qu’il reçoit l’est moins. Mais l’exposition Poussin et Moïse. Histoires tissées, c’est également un triptyque géant (plus de 4 mètres de haut) de Yan Pei-Ming (1960-) et des dessins beaucoup plus petits mais tout aussi inspirés de Pierre Buraglio (1939-).
Avec cette double Carte blanche donnée à des artistes contemporains, l’exposition entend ménager un espace de rencontre et de dialogue entre des formes éprouvées du beau artistique et des propositions plus actuelles – ne serait-ce que pour retrouver l’inactuel qui est en chacune d’elles. Cette dialectique de l’ancien et du nouveau se retrouve de prime abord dans les scènes bibliques représentées sur les tapisseries : Ancien et Nouveau Testament y sont convoqués à tour de rôle. Mais plus encore que cette question de la discordance des temps, c’est l’espace qu’interroge et mobilise cette exposition. Notamment en se jouant des formats : gigantisme des tentures et du triptyque vs confidentialité des dessins de Buraglio.
Yan Pei-Ming : Nom d’un chien ! – un jour parfait
Nom d’un chien ! – un jour parfait, est un triple autoportrait l’artiste. Surtout connu pour ses portraits grand format de Mao, Deng Xiaoping ou Obama, Yan Pei-Ming se peint ici en lévitation, bras ouverts et poings fermés, au-dessus d’une couche épaisse et informe de peinture grisâtre. Les amateurs du travail de Pei-Ming ne manqueront pas de remarquer le contraste saillant entre ces trois (mêmes) corps quasiment nus (un simple poum-poum short en jeans cache leurs attributs et interdit le nez-à-vis) et l’espace chaotique qui leur fait fond.
Contrairement à la plupart des précédentes toiles de l’artiste, le sujet – l’artiste lui-même en l’occurrence – paraît s’émanciper de son support glaiseux. Il se fait aérien, atemporel, perdu dans l’étendue verticale de la couleur. Un effet d’autant plus remarquable que le Salon Carré qui abrite uniquement le triptyque est peint en gris foncé et joue le rôle de double-fond, de fond du fond : les corps s’en échappent et s’élèvent à double titre.
D’autre part, la verrière zénithale opaque, couplée à un savant jeu d’éclairages (de l’œuvre uniquement) plonge le spectateur dans une sacrée pénombre. On y pénètre comme dans une « chapelle laïque », selon le bon mot de Marc Bayard, commissaire de l’exposition, et d’emblée on s’écarte, on recule, on prend du champ pour appréhender la scène picturale dans toute sa théâtralité.
Puis vient le temps du questionnement : est-ce bien un Christ en croix auquel on a affaire ici ? Est-ce là – nom d’un chien ! – le dernier jour d’un condamné ? Ou faut-il plutôt y voir un jour parfait pour renouer avec l’action, combattre l’inéluctable et défier la contingence de la vie ? Si l’interprétation finale de l’œuvre revient à la discrétion du spectateur, nul ne peut ignorer l’ambivalence des forces en présence.
Pierre Buraglio : … D’après… autour… Poussin
Autre contrepoint, autre approche artistique, Pierre Buraglio interrogent la genèse des tapisseries tirées de Poussin. A la différence de Pei-Ming, le Français a conçu ses dessins sur place, in vivo, au contact des tapisseries. Il en retrace d’ailleurs le cheminement créatif, mais en le parcourant en sens inverse. Pour réaliser une tapisserie, les liciers partent du dessin, puis de la peinture à l’huile pour finir par le tissage : transposition du medium, du graphisme à la fibre. Pierre Buraglio, lui, part du résultat tissé pour remonter à la source du trait.
Se pose par là même la question de la réduction, de la différence des formats. Là où le spectateur doit prendre du champ, et s’arrêter, pour appréhender chaque tapisserie dans toute sa largeur, il lui faut s’approcher, coller le nez aux promontoires qui accueillent les dessins de Buraglio pour en distinguer la facture. Et Marc Bayard de conclure sur l’importance du parcours du spectateur (déplacements et stations) dans cette affaire. Plus qu’une confrontation sommaire des époques, c’est finalement la constitution itérative et subjective de l’espace qui se joue au cœur de cette exposition inattendue.