Qu’on aime ou non, Kanye change la donne.
L’album Life of Pablo de Kanye West est sorti il y a quelques semaines sur Tidal. Mais à vrai dire il n’est jamais réellement sorti. D’abord parce qu’il n’a jamais été pressé physiquement et n’est disponible qu’à l’écoute en ligne. Ensuite parce que finalement cet album n’a de cesse d’évoluer, Kanye passant ses journées à modifier les pistes, leurs noms et leur ordre. Et c’est en tant que tel qu’il bouleverse le milieu et les règles du jeu. Car qu’est-ce qu’un album qui n’est jamais fini ?
Telle la « Toile de Pénélope », Kanye West refuse de terminer son disque et de le livrer à son public, comparant celui-ci à une œuvre vivante perpétuellement soumise au changement et à l’évolution.
« Fixing Wolves 2day… Worked on it for 3 weeks. Life Of Pablo is a living breathing changing creative expression. #contemporaryart«
— KANYE WEST (@kanyewest) 15 mars 2016
Sans doute cela doit-il nous permettre de comprendre que le projet de Kanye West est bien celui-ci : passer du statut de musicien à celui d’Artiste et de génie, et faire de son opus non plus simplement un objet musical mais que celui-ci soit reconnu comme un chef-d’œuvre. Et la mini-révolution qui accompagne sa volonté est plus fondamentale qu’elle n’y parait.
Parler de la folie de Kanye West, de sa mégalomanie, de sa violence, de sa bêtise, de ses errements n’a finalement que très peu d’intérêt si l’on ne s’attarde pas en même temps sur la force créative de l’individu. Car que l’on aime ou non son dernier album, que l’on se considère comme un ancien fan égaré par la nouvelle vie de Yeezy ou que l’homme ne nous ait, de toute manière, jamais ému, accordons-lui au moins cela : formellement, Kanye change la donne.
Il suffit de fouiller un peu l’histoire de la musique pour réaliser qu’un album évolutif comme celui que propose Kanye West en ce moment même, ça n’a jamais été fait. Certes, certains albums ont changé avec le temps – et il suffit de penser à tous ces vinyles passés sur CD auxquels on a ajouté des pistes, des maxis remasterisés, ou à ces opus où figuraient différentes versions. Mais l’évolution finissait toujours par se figer et se réifier en un disque physique qui vieillirait ainsi. Life of Pablo a, depuis le 14 février, déjà pris plusieurs formes qui ont toute été éphémères. Et le destin du morceau ‘Wolves’ incarne à lui seul le fonctionnement créatif original de Kanye West. Si à l’origine le morceau comptait un triple collaboration avec Sia, Vic Mensa et Frank Ocean, notre démiurge vient de décider de « réparer » cette piste en isolant la partie de Frank Ocean et en en faisant un track à part entière.
Voici donc notre Life Of Pablo augmenté d’un nouveau titre intitulé ‘Frank’s Track’ – mais l’on gage que ce nom est susceptible de changer. Qu’advient-il alors du morceau « Wolves » ? Des rumeurs disent qu’on pourrait y retrouver une double collaboration de Björk et Drake, avec une production de Cashmere Cat. Rien à voir donc avec le morceau de départ, et tout l’album est soumis au même processus créatif.
Eternel insatisfait le Kanye ou génie en mouvement ? Evidemment tout le débat tient à cette tension, et à l’impossibilité qu’il y a à trancher sans prendre parti subjectivement. D’ailleurs peut-on supposer qu’il existe un objectivité quant à cet album ? Rappelons-le : cette œuvre ne s’écoute qu’en ligne, sur une plateforme payante. Et rares sont les auditeurs qui ont effectivement payé. Alors l’album circule en ligne depuis quelques semaines. Mais de quel album parle-t-on ? De quelle version ? Il suffit de chercher à le télécharger pour réaliser qu’il en existe des dizaines, certaines étant évidemment incomplètes. Ainsi une des versions est un ‘leak’ de studio où, sur le morceau « 30 Hours », on peut par exemple entendre le couplet d’Andre 3000 remplacé par des shout out (dédicaces) marmonnés par Kanye lui-même. Mais quoique ce même morceau soit inachevé, il est fascinant parce qu’il nous raconte comme l’artiste travaille.
Et même si l’on poussait le zèle jusqu’à écouter l’opus contre quelques deniers (paraît-il que le bougre en a besoin), à une semaine d’écart on entendrait deux œuvres distinctes, avec l’impossibilité de ré-entendre certains morceaux tels qu’on les avait aimés. Et c’est le risque que prend Kanye West, c’est là son pari et son originalité : il décontenance le public, au risque de fâcher ses auditeurs traditionnels qui peinent à suivre ses états d’âme. Il se coupe aussi de ceux qui n’aiment que sa musique, nous obligeant à adhérer à une démarche artistique plus large pour apprécier son disque. Et c’est sans doute qu’il réussit son projet en tant qu’Artiste qui se veut génie : il s’émancipe de l’industrie du disque (mais faut-il rappeler qu’il l’a déjà maîtrisée). Tout en froissant certains, il accède à un autre statut, il collabore avec des créateurs de modes, des plasticiens, il est écouté par tous les médias, il est adoubé par d’autres musiciens qui n’appartiennent pas au milieu du hip hop.
Et s’il a déjà évoqué travailler à d’autres albums, Life of Pablo est sans nul doute l’album d’une vie.
The Life Of Pablo, une Sagrada Familia musicale. (Jean Morel)
En extirpant la notion d’album de sa forme physique, c’est-à-dire un objet qui possède sa propre historiographie, Kanye West prend une marge de manœuvre majeure avec la notion de temps. L’ œuvre musicale que constitue un disque n’a plus de « date de sortie », et peut subir des métamorphoses qui pousseront l’auditeur à redécouvrir une œuvre qu’il a pourtant déjà appréhendée. Si la ligne directrice est fixée par son auteur elle peut devenir une œuvre en constante mutation, elle peut se métamorphoser au gré des lubies de Kanye West, au point que la critique se retrouve confrontée à la difficulté de savoir quelle version elle aborde, et quelle sédimentation de composition elle analyse.
A la manière de la Sagrada Familia pensée par Antoni Gaudi, les visiteurs n’ont aujourd’hui toujours pas eu la possibilité de visualiser l’ œuvre achevée d’après les plans de son auteur, puisque les travaux continueront encore jusqu’à la fin 2026. De la même manière, nous ne maîtrisons pas exactement la valeur éphémère de cette dernière mise à jour de l’album, et l’ œuvre pourrait tout à fait être différente, et impliquer de nouveaux artistes comme de nouvelles compositions.
A l’heure où le 2.0 règne en maître, Kanye West parvient à s’émanciper de la notion d’instantanéité qu’implique internet, à l’opposé d’une capture d’écran qui fige les révisions et les corrections sur le web, il invente le concept d’ « update » d’une oeuvre d’art, et se libère des contraintes techniques et pratiques d’une œuvre musicale.
Dans cette position de liberté absolue quant à son œuvre, Yeezy ne se retrouve confronté qu’à un seul nouvel écueil de création, celui évoqué par Balzac dans son Chef d’œuvre Inconnu, l’excès de retouches qui pourrait faire s’annihiler l’ œuvre elle-même. Dans ce texte en effet le peintre Frenhofer, qui domine parfaitement la technique, travaille depuis dix ans sur un tableau pensé comme l’ œuvre ultime fondée sur le modèle en art idéal. Quand il rencontre Gillette, sa beauté l’inspire à tel point qu’il n’a de cesse de retoucher son tableau pour atteindre cette perfection. Quand il le pense enfin achevé, les spectateurs n’aperçoivent sur la toile qu’une petite partie d’un pied magnifique perdu dans une débauche de couleurs, rendue informe par le trop grand nombre de coups de pinceaux supplémentaires.
The Life Of Pablo, comme son titre même l’implique ne peut plus tendre vers une immortalité, il peut devenir une forme changeante en permanence, au point peut-être de perdre sa cohérence. L’œuvre en elle même aura quant à elle indéniablement formulé un questionnement nouveau de la norme et de la forme musicale.
Notes : voici une série de questions ouvertes qui nous sont apparues avec les retours des lecteurs et auditeurs. Qu’en est-il des droits d’auteurs si un artiste est amené à disparaître d’une piste puis à finalement réapparaître ? Quelles versions Kanye proposera-t-il en concert ?