À Metz, Strasbourg et ailleurs, le Punk demeure.
Dans le microcosme, confidentiel, du punk français alternatif post années 80, c’est une légende, une Église sans cierge et sans papamobile, une histoire dont les radicalismes rappellent celles des premiers mouvements punks du Nord industriel de l’Angleterre, ou de celui, féministe et engagé, des Riot grrrl à Washington. Pour le reste du monde, c’est une inconnue totale.
Mythe urbain
S’intéresser à La Grande Triple Alliance Internationale de l’Est, c’est s’intéresser à un mythe urbain. À une rumeur, peut-être bien, celle menant aux histoires d’un Keyser Söze qui aurait abandonné le grand banditisme sadique pour s’adonner au proto-punk cynique, à la cold-wave vicelarde, au noise noire et nihiliste, à l’indus distante et mal lunée. À une très grande incertitude, aussi. Ou à une grosse blague entre potes plutôt, qui aurait mal tournée (ou bien, tout dépend du point de vue), et qui serait allée, contre toute attente, bien plus loin que prévu…
Nafi, le chanteur, entre 100 autres projets plus ou moins aboutis, de Noir Boy George, de Scorpion Violente, de Bras Mort, de Spectraal, de Chômage, de No Hope (« mais j’ai encore rien sorti sur ce projet-là ») , l’un des « trois ou quatre membres fondateurs » de cette entité fascinante qui n’aurait donc jamais existé de manière formelle : « Avec 5 ou 6 copains de lycée de Metz, on a rencontré Seb Normal et toute la clique de Strasbourg au tout début des années 2000. Au cours d’une soirée très arrosée, on a décidé de former un clan, un délire un peu sectaire marrant. La Grande Triple Alliance Internationale de l’Est : on a trouvé que le nom claquait. On voulait un truc qui pétait plus haut que notre cul. »
Seb « Normal », membre pour sa part de Feeling of Love, de Delacave, de Le Chômage… « Fallait s’unir pour être un minimum reconnu dans les milieux dans lesquels on trainait. Partir en tournée, c’est un truc que je fais depuis 2003-2004 avec Crash Normal, mais c’était très compliqué. Nos projets branchaient pas trop les gens à l’époque. » « Strasbourg et Metz, poursuit Nafi, ce sont des villes simplement éloignées d’une centaine de kilomètres. On a pu faire plein de trucs ensembles ».
À l’Est, du nouveau
D’autant plus que sur les bords du Rhin, à quelques encablures de la ligne Maginot et au début des années 2000, le terrain est favorable à pareille entreprise. Junkie Brewster, aujourd’hui bien en retrait de cette histoire (« Delacave ils sont connus maintenant ? Ah bon je savais pas du tout. Mais tu les connais comment toi ? »), membre de l’ancien projet Le Sport et l’une des premières témoins actives de cette grande alliance de déraison :
« Avant même la Triple Alliance, la période était super fertile. Tous les groupes se mélangeaient. On était tous assez débutants, on s’aidait tous les uns les autres. On répétait dans une ville industrielle, qui s’appelle Kehl (à la frontière allemande), à l’intérieur d’entrepôts désaffectés ».
Le groupe Ich’Bin (à écouter fort, sans casque), aussi, dont le nom dit là encore l’obsession pour la promiscuité culturelle allemande – tout comme la pochette du disque Obéis !, redéfinition particulière de la cartographie française avec Mulhouse au centre du pays… -, avait préparé le terrain pour ce grand établissement local. « Le groupe qui a inventé ce truc déviant chelou / ironique / cynique / sans concession », comme le qualifie sans pincettes François, co- fondateur avec le graphiste belge Elzo Durt du label Teenage Menopause, le petit cousin de Born Bad qui se partage, avec Le Turc Mécanique, la plupart des meilleurs disques d’obédience punk sortis en France au cours de la dernière moitié de décennie, et qui signera plus tard quelques-uns des groupes de l’Alliance.
D.I.Y. et bretelles d’autoroutes
Les premiers concerts étiquetés « Grande Triple Alliance Internationale de l’Est » (et aussi quelques expos) s’organisent alors. Là où l’on veut bien d’eux, d’abord. Ou plutôt, là où quelques jeunes gens pas méchants, mais pas suffisamment dans les cases pour paraître gentils aux yeux des braves personnes, peuvent jouer de la musique très forte et avec une radicalité très DIY sans que cela gêne trop de personnes. Dans des appartements dans lesquels l’on s’entasse, dans des maisons désaffectées, dans des bunkers, sous des bretelles d’autoroute. Nafi, qui joue alors dans les très confidentiels 20 000 Punks et Sewer Machine Low : « Nécessité faisait loi ! On louait des groupes électrogènes à Kiloutou, et on faisait des concerts où on voulait, sans jamais avoir eu trop de problèmes. C’était l’époque des free-party alors les flics étaient un peu vigilants, mais au final, on s’est fait choper qu’une ou deux fois, dont une fois lors d’un concert dans une maison, en plein centre-ville. On avait piqué des cierges à la cathédrale de Metz, qu’on avait mis dans le rez-de-chaussée de l’immeuble où on jouait, qui était un peu inondé. On avait repeint les murs avec de la peinture acrylique et des têtes de mort. Quand les flics ont débarqués nous, à 19 piges, on en menait pas large, mais eux c’était bien pire ! »
« Messins plutôt que Français », scandera-t-il plus tard avec Noir Boy George, rapport à cette cité industrielle dans laquelle tant de tympans ont été martyrisés…
Cette provoc évidente, et la volonté de manifester une certaine forme de rejet sociétal – on y parle souvent frustrations humaines, pauvreté urbaine, chômage ordinaire, exclusion sociale, mais sans faire véritablement de politique –, elle passe aussi par ce logo, pensé a priori au même moment que le nom du délire, signe de ralliement visuel automatique de tous ceux qui veulent bien y voir un signe de ralliement. Nafi : « Le logo ? On l’a piqué ! C’est la croix de Lorraine avec une branche en plus, et ça fait un peu mélange de la croix papale et de la croix de Lorraine. On s’est dit qu’on allait la mettre sur une affiche pour un concert. Et c’est resté. Et on a sorti des disques, et on a remis cette croix-là. Ça faisait un peu peur aux gens. Beaucoup même. Et nous ça nous faisait marrer ! C’est toujours amusant de jouer avec les symboles surtout quand tu n’y mets rien de particulier ».
Je-m’en-foutisme
Un je-m’en-foutisme global et assumé, et aussi, un tas de valeurs autour desquelles l’on se retrouve. Comme dans un mouvement politique sans étiquette – ou alors, une étiquette toute noire – mais où l’on ne ferait pas vraiment de politique. Ou comme dans un groupe de potes, puisque c’est vraiment de ça dont il s’agit. Et ces potes-là, lorsqu’ils en viennent à bosser ensemble, partagent le même goût pour l’auto-production, pour le partage des idées, pour les boîtes à rythmes, pour les formations minimales, ou pour le fait de « pas s’emmerder avec les connards ».
Et pas besoin d’une carte de membre pour faire partie de la Triple Alliance. Nafi : « C’est pas une entreprise, pas une association, pas vraiment un collectif. C’est la libre rencontre de gens qui se connaissent et qui s’apprécient dans différents corps de métiers artistiques. Le secrétaire et le trésorier sont en vacances depuis le début ! C’est un truc qui reste nébuleux, ajoute Seb. Tu sais si tu en fait partie ou pas. T’es reconnu par tes pairs. Mais même moi je sais pas qui en fait vraiment partie. Y a des nouveaux que je connais même pas. Ça regroupe une cinquantaine-centaine de personnes. J’crois qu’il y a maintenant des gens à Rome, à Marseille, à Strasbourg, à Amiens, à Bruxelles, en Italie…»
Question membres, effectivement, c’est compliqué. Un peu comme lorsqu’André Breton faisait la liste, au début de son Manifeste, de qui était et qui n’était pas surréaliste (Shakespeare ? Ok, surréaliste). Dans le désordre, et de manière non-exhaustive, parce qu’une liste exhaustive n’existe pas : Scorpion Violente, AH Kraken, Delacave, The Feeling of Love, The Dreams, Noir Boy George, Le Chômage, Le Chemin de la Honte, 1 400 points de suture, Plastobeton, The Anals, Kania Tieffer, The Normals, Funk police, Le Sport, Junkie Brewster, Heimat…Et Usé, qui, en plus de s’être déjà présenté à la municipale d’Amiens (candidature sans étiquette), a sorti l’un des disques les plus violemment désabusé et indus paru l’an passé (Chien d’la Casse, Born Bad) ? Seb : « J’ai l’impression qu’il en fait partie oui. Parce qu’on évolue dans le même milieu et qu’on est super pote. On organise des concerts et il nous en organise. On se retrouve dans des endroits. On sent qu’on est ensemble. Je crois même qu’il a mis une croix de Lorraine sur son disque ». Et Cheveu, ou JC Satan, eux aussi éminents membres de l’écurie Born Bad et que beaucoup assimilent à la Triple Alliance ? « Eux ils n’en font pas partie. Après c’est des supers potes hein. Mais eux ne s’en revendiquent pas ». Ce qui ne veut pas dire que s’ils s’en revendiquaient, ils en feraient partie. « Y a des gens qui ont voulu rentrer dans le truc mais ça n’a pas pris. Ils ont commencé à faire comme si. Mais faut juste l’être ». Une histoire sans fin.
« Un label ? Trop compliqué »
De ces valeurs communes, de cette volonté de travailler à plusieurs et en cercle intime, et surtout, de cette capacité à sortir des disques qui paraissent liés entre eux par une force supérieure, aurait sans doute pu (dû ?) émerger un label, et l’émergence de perspective plus nette encore. Mais les disques destinés à toucher une audience un peu plus large sortent finalement sur d’autres labels. In the red (un label américain) pour AH Kraken, Born Bad pour Feeling of Love, Teenage Menopause ou Bruit Direct (The Stalker, Br-d 24, sorti en février) pour Scorpion Violente. Pourquoi ? Simplement parce qu’aucun des individus auto-étiquetés « Grande Triple Alliance International de l’Est » n’a jamais voulu enfiler le costume, trop encombrant, de celui qui statufie, qui valide, qui clarifie cette histoire. Une question de phobie administrative, comme Thomas Thévenoud, l’ancien Secrétaire d’État de François Hollande ? Nafi : « le label c’était pas pour nous. Personne n’a voulu prendre cette responsabilité ». Seb : « On y a pensé, bien sûr. Et en fait le truc c’est que si tu veux monter un label y a toute une gestion administrative qu’on était pas prêt à assumer et qu’on voulait pas faire. C’est peut-être une question de flemme ».
François, de Teenage Menopause : « Quand on s’est rencontrés avec Elzo Durt et qu’on a fondé Teenage, on partageait cette même passion pour la musique déviante, acerbe et ironique, et on s’est instantanément trouvés des atomes crochus entre cette musique, l’illustration DIY, la techno belge, le psychédélisme et les fêtes de plusieurs jours. La Triple Alliance, c’était une grande salade autour de tout ça. On suivait ce qu’ils sortaient, le moindre disque, le moindre morceau. Quand on a fait la soirée de lancement du label avec Catholic Spray (notre première sortie), le groupe était un peu timide, un peu crispé, alors on a versé une demie fiole de poppers dans la machine à fumée et on a gazé le groupe…puis le public. Ça a commencé à bien foutre le merdier car leur musique a commencer a bien dériver…Le groupe suivant, c’était Scorpion Violente. Alors on a mis la 2e moitié pour être sûr ! »
Aujourd’hui, à Metz (car le noyau premier de l’histoire se trouve bien là) il y a le Centre Pompidou. Qui fait des expos sur la galaxie Warhol, mais qui n’a pour autant pas grand- chose d’underground. Et puis Grand Blanc, qui, s’il humecte lui aussi sa pop dans les souvenirs de sa région natale, ne parle a priori pas franchement au même public que Noir Boy George, Heimat ou Usé (punk à chats versus punks à chiens ?) Et puis des petits collectifs qui poursuivent l’oeuvre débutée il y a plus de dix ans, par l’Alliance, qui organisent encore des concerts sous les ponts, devant un public ou moins clairsemé. Delacave, eux, pour marquer la sortie de leur dernier album If I Am Overthinking, Talk About Anything, Any Damned Thing, étaient en live au Garage Mu, Paris 18e, un lieu manifestement pas bien grand puisque ce soir-là, même muni d’une place, il n’était pas possible de rentrer passé 20h, tellement l’endroit était blindé…C’est que la rumeur, maussade et vivace, a fini par vraiment se répandre. Mais qu’elle demeure toujours, pour autant, une rumeur.
Plus concrètement, La Grande Triple Alliance Internationale de l’Est possède un site internet formidable. Et se pose dans la Drôme, à Gigors-et-Lozeron, du 16 au 17 juin pour le FESTIVAL 24H SUR JAMAIS. Avec Jessica93, Les Morts Vont Bien, Delacave, Sida, Hess…Plus d’infos ici.
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