Dans les Ardennes, entretien-fleuve avec l’amoureuse fiévreuse de « Just Kids » et de « Because The Night », le jour des 164 ans de Rimbaud.
C’est une maison modeste, au bord de la route, entourée d’herbes hautes. Dans les Ardennes, à Roche, hameau de la petite commune de Chuffilly-Roche, à une quarantaine de kilomètres au sud de Charleville-Mézières. « Triste trou », comme l’a écrit son habitant le plus fameux, le plus désespéré, Arthur Rimbaud – qui rédigea ici, en hurlant, en pleurant, son chef-d’œuvre : Une Saison en enfer, en 1873, à 18 ans. « Ma vie est usée. Allons ! Feignons, fainéantons, ô pitié ! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit – prêtre ! »
Au soleil encore fort de l’automne, c’est là que nous retrouvons Patti Smith, propriétaire depuis fin 2016 de cette bâtisse encore en travaux, qui jouxte immédiatement les ruines de la ferme ayant jadis appartenu à la mère du poète maudit, réquisitionnée par les troupes allemandes pendant la Première Guerre mondiale, qui ont hélas démoli la ferme en partant. Ne subsiste aujourd’hui qu’un fragile pan de mur moussu… devant lequel Patti passe, tresses grises d’ensorceleuse apache, pantalon sombre, chemise de bûcheron brune et bleue ouverte sur un t-shirt taché de café, chaussée de bottes Chanel en cuir noir du meilleur effet.
À 71 ans, l’amoureuse fiévreuse de « Because The Night », la furieuse interprète de « Gloria » sur l’incontournable Horses (1975, qui citait déjà Rimbaud), l’écrivaine acclamée pour le délicat Just Kids, récit autobiographique de sa passion réciproque pour le photographe Robert Mapplethorpe (2010, plus d’un million d’exemplaires vendus), reste une lectrice insatiable. Dans son nouveau livre, le bref Dévotion, à paraître cette semaine chez Gallimard, elle rend cette fois hommage au talent d’Albert Camus, de Simone Weil ou de Patrick Modiano, tout en interrogeant son propre processus d’écriture (« assaillie » par un « vertige familier », une « intensification de l’abstrait »), avec une drôle de fixette sur le patinage artistique.
Arrivée le matin même de New York, Patti Smith n’a pas dormi depuis vingt heures. Dans la maison, il n’y a rien, aucun meuble, ni table ni lit. Juste trois chaises noires et leurs coussins de velours rouge. Ce sera pourtant amplement suffisant pour une heure d’entretien portant principalement sur son « amant secret », « l’archange » Arthur, détenteur selon elle d’un « langage mystique ».
Bonjour, Patti Smith.
Patti Smith : Bonjour.
Cette interview a lieu le 20 octobre. C’est l’anniversaire d’Arthur Rimbaud, qui fête aujourd’hui, donc, ses 164 ans. Happy Birthday !
Patti Smith : Oui, joyeux anniversaire, Arthur. Je lui souhaite un joyeux anniversaire chaque année depuis mes 16 ans, donc ça signifie que je le fais depuis, hum, quarante-quatre ans ? Non. Cinquante-quatre ans ? Cinquante-quatre ans que je lui dis happy birthday ce jour-là. Et c’est beau de pouvoir le saluer aujourd’hui, sur la terre qui appartenait à sa famille.
Je souhaite un joyeux anniversaire à Rimbaud chaque année depuis mes 16 ans
Quel genre de cadeau pourriez-vous lui offrir aujourd’hui ?
Patti Smith : Un cadeau pour Arthur ? Une vie plus longue. Une jambe plus forte. Si je pouvais lui offrir n’importe quoi, ce serait une jambe vigoureuse.
Que trouvez-vous entre ces murs dans les Ardennes que vous ne trouvez pas dans votre demeure de Rockaway, cette péninsule au sud du Queens, à New York ?
Patti Smith : Eh bien, pour le moment, je n’ai rien trouvé, pas encore. Parce que je n’y ai pas passé beaucoup de temps. Ce ne sont pas les murs qui m’importent, c’est la terre. C’est la terre de sa mère, c’est là qu’il a écrit Une Saison en enfer, c’est là qu’il a souffert avant d’aller mourir à Marseille, c’est ici qu’il rêvait à sa poésie… Cette proximité me touche. Cette maison a connu de nombreux changements. C’était une ferme en décombres, qui a été reconstruite. Les pierres proviennent de la maison originale, mais la terre c’est la terre. Les clochards de passage, les guerres… ça peut changer de propriétaire, mais je reste assez émue devant ce petit lopin de terre.
Vous l’avez dit, c’est sur cette terre que Rimbaud a écrit Une Saison en enfer, entre avril et août 1873. Est-ce que, par hasard, vous avez relu ici ce long récit de crise, témoignage hallucinant d’une expérience mentale de descente aux enfers, « chargé de vice » ?
Patti Smith : Oh, oui. Mais c’était il y a des années. Mon ami photographe Steven Sebring m’a filmé sur cette propriété, par effraction devrais-je dire, en train de lire Une Saison en enfer. J’ai pris quelques photos en pensant à Arthur. J’ai visité ces lieux plusieurs fois avant d’avoir l’occasion d’acheter cette maison.
Si vous deviez présenter Une Saison en enfer à quelqu’un qui n’a absolument pas la moindre idée de ce qu’un tel livre contient, que lui diriez-vous ?
Patti Smith : Je lui dirais : lis-le. Je n’aime pas parler du travail des autres. Je dirais que ça vaut le coup d’être lu en posant le livre sur la table, pour voir si la personne s’en saisit. Ça dépend de vous. Personne ne m’a dit de lire Une Saison en enfer, que j’ai lu après Les Illuminations, à 16 ans. Je n’y ai pas compris grand-chose, mais j’ai trouvé ça beau. Parfois c’est mieux de ne pas tout expliquer, de laisser les gens découvrir les choses par eux-mêmes.
Vous venez souvent ici ?
Patti Smith : De temps en temps. Nous n’avons pas touché à la maison. Nous avons juste modifié certains aménagements des années 50, pour que la maison ressemble à ce qu’elle était à l’origine. Nous avons réparé les escaliers, remplacé des carreaux cassés. Ne reste plus qu’à nettoyer. Je veux que cet endroit soit simple et… monastique. L’idée est de faire de cette maison une résidence d’écriture, pour une semaine, un mois, quelques jours, pour écrire ou étudier, mais pour une seule personne à la fois. Un endroit solitaire. Pour écrire et penser. Il y aura une petite douche, un poêle, un bureau, des livres… Juste ce dont un écrivain a besoin. Aussi pur que possible.
Dévotion, le titre de votre nouveau livre à paraître le 1er novembre aux éditions Gallimard, est aussi celui d’un poème de Rimbaud, tiré des Illuminations. L’un de ses plus complexes, l’un de ses plus hermétiques. C’est tout juste si on comprend qu’il s’agit de ferveur religieuse, de voyage métaphysique. Mais aussi, tiens, de fidélité « à l’adolescent que je fus ».
Et je me suis dit : votre passion pour Rimbaud, votre dévouement, votre dévotion à perpétuer son œuvre et sa poésie, c’est une manière de rester fidèle à l’adolescente que vous étiez ? Celle qui, à 16 ans, chez un bouquiniste de Philadelphie, vole un exemplaire à 99 cents des Illuminations, de Rimbaud, que vous adoptez tout de suite comme « un compatriote, un frère, et même un amant secret » ?
Patti Smith : Non, je ne dirais pas ça comme ça. Dans ce poème, je pense que Rimbaud convoque des choses beaucoup plus grandes. Quand il était adolescent, il parlait d’être un voyant, de réinventer la langue, de décrire les couleurs des voyelles, il avait des aspirations très élevées. Quand j’étais ado, moi, je lisais ça et j’essayais de comprendre, de le comprendre lui et sa philosophie. C’était un prodige. Tout ce qu’il a fait surpasse de loin ce que j’ai pu accomplir lors de mon adolescence. Aujourd’hui, en tant qu’être humain, j’estime avoir un peu évolué, mais, en effet… je l’aimais si fort à 16 ans, et je l’aime toujours. Donc, quelque part, je n’ai pas changé.
Quel genre d’adolescente étiez-vous, Patti Smith ?
Patti Smith : J’étais… grande, maigre, un peu garçon manqué… Les trucs de filles ne m’intéressaient pas beaucoup. Je préférais les livres aux garçons. Enfin, je m’intéressais aux garçons, mais je préférais la lecture, la poésie, j’écoutais Coltrane, je rêvais de venir à Paris, de voyager… Je rêvais beaucoup. Un peu gênante, maladroite. Mais j’étais une bonne danseuse. Une danseuse rock’n’roll, hein.
Vous dansiez dans des fêtes ?
Patti Smith : Oui, voilà. Mais ma vie s’organisait vraiment autour des livres et de la rêverie.
Est-ce vrai que vous écrivez presque tous les jours depuis vos 7 ans ?
Patti Smith : Oui. Depuis mon plus jeune âge.
Quelle genre de poésie écriviez-vous à 15-16 ans ?
Patti Smith : De la très mauvaise poésie, très mauvaise ! J’étais très jeune, je n’avais aucune expérience. J’écrivais… des élégies pour Charlie Parker. Des poèmes sur… l’instabilité politique de l’époque, les inégalités raciales. Je n’étais pas particulièrement un bon poète. Mon meilleur poème de cette période doit être cette élégie pour Charlie Parker, au moment de sa mort. Je pensais déjà aux morts, c’est un motif récurrent dans mon travail. Mais je suis le genre de personne qui a vraiment besoin de travailler tous les jours, et de travailler dur. Arthur Rimbaud, lui, était un génie, il était brillant. Ses talents, ses facilités avec la langue, n’avaient rien à voir avec son âge, c’était au-delà. J’aspirais à ça, mais je devais travailler très dur pour être capable de m’exprimer d’une façon qui me convienne.
J’avais juste envie d’être libre
Qu’est-ce que Rimbaud a fait à la langue ?
Patti Smith : C’est… comme écouter Coltrane. Je ne comprends pas tout à Une Saison en enfer, ni aux Illuminations, ni au Bateau ivre, mais sa langue me transporte comme seuls peuvent le faire… les contes de fées. C’est du grand art. Je ne peux pas non plus dire pourquoi, à 12 ans, j’aimais le cubisme, mais cette peinture me transportait. Ça me parle, alors que j’ignorais que je savais parler cette langue. Ça ouvre de nouveaux espaces pour la langue. Je lis aujourd’hui un peu mieux d’autres poètes qui me paraissaient difficiles à l’époque, mais je m’en fichais, ado : c’était de la beauté. Il y a d’autres écrivains qui me transportent, comme Rilke, par exemple. Mais cette beauté lyrique semble très spécifique aux Français.
Comme Rimbaud, avez-vous été tentée de fuguer, dans votre jeunesse ?
Patti Smith : J’ai eu envie de fuguer à 7 ans.
Pourquoi ?
Patti Smith : J’avais juste envie d’être libre ! J’adorais ma famille. C’était une famille pauvre, mais une famille pleine d’amour. Pourtant, j’ai toujours envie de partir, de voir d’autres pays, des… pagodes, la tour Eiffel, l’Antarctique. Je voulais voir des minarets, des déserts… J’ai grandi dans un monde, le sud du New Jersey, où les gens n’allaient jamais nulle part. Au maximum, ils allaient à Philadelphie, ou se payaient deux heures de voyage jusqu’à New York. Alors, aller toute seule en Inde ou à Paris, n’importe où… J’ai toujours voulu voyager. J’ai surtout toujours voulu marcher par moi-même. Sans qu’on me tienne la main ou qu’on me dise quelle rue emprunter. Marcher et être libre. Je n’étais pas un enfant à problèmes, hein. Je n’étais même pas une rebelle ! Je voulais juste être libre. Ce qui m’a valu quelques ennuis.
Vraiment ?
Patti Smith : Ben oui : si vous avez 7 ans et que vous foutez le camp, que vos parents vous cherchent et vous retrouvent en train de flâner dans les bois, ou de vous promener dans une rue où vous n’avez rien à faire, ça crée des problèmes.
Ça arrivait souvent ?
Patti Smith : Oui, souvent ! (Elle rit.) Je ne fuguais pas. J’allais voir, c’est tout. Il y avait une forêt, j’avais envie d’y aller, j’y allais pour voir ce qui se cachait dans cette forêt. Je n’échappais pas à quelque chose. J’allais vers quelque chose.
J’aime toujours penser aux journées sacrées de l’enfance
Et ces escapades vous inspiraient, vous inspirent encore ?
Patti Smith : Oh, j’en suis sûre. J’y pense encore. Je sens encore cette pulsion. J’aime toujours penser à ces jours, aux journées sacrées de l’enfance, vous savez. Ce temps sacré. Vers lequel, oui, j’aime beaucoup revenir.
Et dans votre vie d’adulte, avez-vous été tentée de fuguer… de vos responsabilités ?
Patti Smith : Non… Je veux dire : avoir une carrière ne m’a jamais intéressé, mais j’ai une vie publique. Mais quand je suis tombée amoureuse et que j’ai décidé de me marier, je suis partie, j’ai pris la tangente, j’ai suivi mon propre chemin. Quand mon mari était encore vivant, quand nous avions nos enfants, quand les bébés grandissaient, je n’ai jamais pensé à m’éloigner d’eux, jamais. Je les aimais. La question qu’il a fallu, cependant, régler avec moi-même, c’est celle de trouver du temps pour soi, tous les jours. Même si je dois me lever à cinq heures du matin, pendant que tout le monde dort. De cinq à huit heures, trois heures juste pour moi, pour écrire, pour réfléchir. Et c’est là que je pouvais aller n’importe où… mentalement.
Si Rimbaud était à ma place, aujourd’hui, ici, face à vous, quelle question croyez-vous qu’il vous poserait ?
Patti Smith : Aucune, franchement. Je crois qu’il ne me demanderait rien ! Ou peut-être qu’il me demanderait un peu d’argent. Pour acheter du tabac. Cela dépend de quel Rimbaud vous parlez. Le jeune Arthur ? Si c’était le jeune Arthur… Je n’y avais jamais pensé. Peut-être que nous irions… et moi, quel âge j’aurais, dans cette histoire ? Si nous étions jeunes tous les deux, peut-être que nous irions faire une balade.
Dans la forêt ?
Patti Smith : Oui, dans la forêt.
En silence ?
Patti Smith : Peut-être…. Mais peut-être que nous ferions d’autres choses, je ne sais pas…
Le premier poème que j’ai écrit sur lui parle de baiser avec Rimbaud
Ce qui me rappelle l’un de vos poèmes de jeunesse, que l’on retrouve dans vos Premiers écrits édités par Tristram, ce Rêve de Rimbaud dans lequel vous vous imaginez en train de faire l’amour avec lui.
Patti Smith : J’ai une très grande imagination… Le premier poème que j’ai écrit sur lui parle de baiser avec Rimbaud. Et le second, c’est Rimbaud qui meurt, et les… larmes du monde. Ces vers, je ne suis pas prête de les oublier. Je n’ai que 71 ans. J’ai encore une très bonne mémoire.
Et si le jeune Rimbaud, de même, était aujourd’hui, là, en face de vous, quelle question vous lui poseriez ?
Patti Smith : Je ne lui demanderais rien… Ce serait un jeune garçon, je serais une jeune fille… Quand j’étais au lycée, je ne posais pas de questions aux garçons… Ça ne se fait pas. S’il était là, je ne voudrais pas rentrer dans son intimité. J’attendrais de voir ce qu’il a à me dire.
Et si c’était le dernier Rimbaud, le bizarre trafiquant d’armes en Abyssinie, qui mourra d’avoir trop marché dans le désert, amputé d’une jambe ?
Patti Smith : En Abyssinie, j’essaierai de voir si je peux être, d’une manière ou d’une autre… Bon, déjà, je ne parle pas français, ce serait un peu compliqué ! Je ne parle pas non plus amharique, la principale langue locale. Mais pour le plaisir de la rêverie, j’essaierais d’être, pour lui, une bonne amie.
Vous êtes arrivée en France ce matin même. Dans votre livre Dévotion, à paraître d’ici quelques jours chez Gallimard, vous dites que la perspective de monter dans un avion sans un livre déclenche en vous « une vague de panique ». Qu’avez-vous lu pendant le vol ?
Patti Smith : Deux longues nouvelles de Samuel Beckett. Rassemblées dans un petit livre, et je crois qu’elles n’ont pas de titres. La première parle de l’espace et du temps, la seconde parle de l’angoisse et de réussir à la surmonter en respirant avec régularité. Mais c’est surtout une affaire de langage, comme souvent avec lui. C’est un long voyage dans le langage. Mais je n’ai pas beaucoup lu dans l’avion. J’ai surtout vu ce film, Jeux interdits de… René Clément ? Magnifique. Sur la lutte pour préserver l’innocence pendant la guerre. Magnifique petit film.
Toujours dans votre livre Dévotion, vous notez qu’écrire « demande une bonne dose de sacrifice ». Qu’avez-vous sacrifié, tout en long de votre vie, pour votre écriture ?
Patti Smith : Du plaisir, du temps ! (Elle rit.) C’est pareil pour tout le monde. Si vous êtes une danseuse de ballet, vous pratiquez votre art cinq à sept heures par jour pendant que vos amis, eux, sont dehors en train de s’amuser, de faire la fête. C’est de la discipline. Toutes ces heures de discipline et de concentration, mais… ça vaut le coup, toujours. Parfois, il faut sacrifier un peu d’attention aux autres, ne plus être celui ou celle qui écoute attentivement… Je n’écoute pas très bien.
Mon esprit divague, je pense à autre chose très facilement
Non ?
Patti Smith : Non, c’est terrible. Parce que mon esprit divague, je pense à autre chose très facilement, je commence à écrire mes trucs dans ma tête… Donc vous sacrifiez parfois votre capacité à communiquer. C’est une question d’équilibre. Quand j’élevais mes enfants, j’ai sacrifié une part de ma vie publique (avec joie), mais je n’ai pas sacrifié ma discipline : celle de travailler trois ou quatre heures chaque jour, seule, à écrire. Car c’est grâce à ça que je m’améliore en tant qu’écrivain. Si vous sacrifiez des choses avec bonheur, il y aura une récompense. Si vous sacrifiez ces choses avec amertume, vous n’en retirerez rien.
Dans une longue interview accordée au magazine America, toujours en kiosques, vous expliquez en détails que votre œuvre, en tant que musicienne, et même en tant qu’artiste en général, part d’une envie, d’abord, de lire à voix haute en public les poètes que vous aimez. Et de l’ennui abominable que vous ressentiez quand vous entendiez, jeune, les poètes lire « posément leurs textes, d’une voix monocorde ou compassée ».
Patti Smith : Ce n’était simplement leur manière de lire que je trouvais ennuyeuse, mais leurs textes aussi, leur langue. Je ne parle pas d’Allen Ginsberg ou Jim Carroll, car il y en avait quelques-uns qui étaient bons, comme Gregory Corso. Mais j’avais 22 ans, j’étais pleine d’énergie, agitée, et c’était dur pour moi de rester assise à écouter des poètes lire leurs textes pendant des heures et des heures… Donc, quand je me suis mise à lire de la poésie à voix haute, j’ai décidé de ne pas être chiante.
Dans une autre interview, vous avez déclaré que si vous ne deviez choisir qu’un seul livre, ce serait sans hésiter Le Jeu des perles de verre, la dernière grande œuvre de l’écrivain allemand Hermann Hesse, publié en 1943, trois ans avant sa mort, qui vous a révélé, je cite, « une philosophie de l’interconnectivité sans cesse présente à votre esprit ». Euh, quoi ?
Patti Smith : C’est le concept, l’idée centrale du Jeu des perles de verre : une interconnectivité entre des notes de musique, des croquis ou des équations, qui sont autant de repères, susceptibles de créer des espaces que les gens remplissent en passant de l’un à l’autre avec leur esprit. C’est leur imagination qui les guide. Et cette idée, quand j’ai découvert le roman, très jeune, a résumé l’art pour moi. L’art vous offre des outils pour avancer. Si vous regardez Des Glaneuses, le tableau de Jean-François Millet, c’est magnifique : les couleurs peuvent vous donner envie de rêver d’avoir été bergère dans votre enfance… Ça fonctionne aussi en admirant les toiles de Willem de Kooning, Picasso, Pollock, qui peuvent servir de tremplin vers tout un univers d’idées… je suis désolée, je ne suis pas quelqu’un de très analytique, c’est difficile pour moi d’approfondir.
Mon esprit mon esprit est du genre à bondir d’un sujet à l’autre
C’est l’idée d’un… réseau de notes et de repères qui vous permettent d’élargir votre monde – sans drogues. C’est comme une drogue, qui ressemble à une sorte de carte abstraite. C’est comme le poème Voyelles de Rimbaud. Quand il écrit que la lettre A est noire comme un « corset velu des mouches éclatantes », ça enclenche une nuée de pulsions en vous. Des associations d’idées. Si vous observez un carré blanc, vous pouvez y voir le couvre-lit de Virginia Woolf, mais ce carré blanc peut tout aussi bien vous faire penser à un échiquier. Et cet échiquier peut devenir une table, le temps d’une œuvre de Marcel Duchamp. Et ça continue encore et encore… En fait, ce livre, Le Jeu des perles de verre, que j’ai dû lire plusieurs fois pour bien comprendre le concept, m’a donné les outils pour organiser ma manière de penser. Car mon esprit est plutôt du genre à bondir d’un sujet à l’autre.
C’est l’un de mes livres préférés, mais j’en adore beaucoup d’autres. Cette semaine, c’est peut-être La Croisade des enfants, ce tout petit livre écrit par… mais qui a écrit ça, déjà ? (Elle cherche dans sa mémoire.) Oh, Patti… C’est le décalage horaire. J’en ai cinq exemplaires à la maison, dont un exemplaire dédicacé par l’auteur, et c’est l’un de mes biens les plus précieux ! Ah, si ! Marcel Schwob ! (NDLR : proche de Colette, d’André Gide, d’Oscar Wilde ou d’Alfred Jarry – qui lui dédie Ubu Roi -, l’écrivain français Marcel Schwob publie en 1896 La Croisade des enfants, court roman médiéval et polyphonique qui aura semble-t-il pas mal d’influence sur Faulkner. Ce qui n’empêchera pas Marcel, hélas, de mourir une petite dizaine d’années plus tard, à 37 ans – au même âge que Rimbaud, tiens.)
C’est une histoire d’enfants, qui, au temps des croisades, au Moyen Âge, partent à la recherche du tombeau du Christ. Ils sont tous vêtus de blanc, rien ne les arrête, et ils endurent tous types d’épreuves, traverser des montagnes et des déserts, avoir faim, ils sont immolés, abusés, et ils meurent tous. C’est une histoire à vous briser le cœur. Ça me rappelle Le Voyage vers l’Orient, un autre roman de Hermann Hesse que j’adore. La poursuite du divin, comme Perceval. Tout un champ de petits saints idiots qui cherchent le tombeau du Christ, à l’époque où tous les croisés partaient bêtement en quête du Graal et tuaient tant de gens au nom de… au nom de l’amour. (Elle rit.)
Il y a tellement de livres merveilleux. J’aurais pu vous parler de Peter Pan, de Moby Dick, de 2666, des Chroniques de l’oiseau à ressort… Il y en a des millions. J’adore les livres.
Parmi vos projets de livres, j’ai noté trois travaux en cours. Le premier sera est basé sur « l’amour, la religion, la musique » qui traverse toute votre vie. C’est-à-dire ?
Patti Smith : Ah, vous voulez parler du livre que je devrais être en train d’écrire en ce moment ? Il a été interrompu par d’autres livres, mais il sortira dans le futur, oui. Ça va me prendre pas mal de temps. J’aimerais… capturer les façons dont l’identité se courbe sous le poids des sujets très variés que vous venez de mentionner.
Ce projet a donc été « doublé » par un autre livre, « un mélange de rêves, de faits et de fiction », une sorte de suite à M Train, ce récit autobiographique que vous avez publié en 2016, la « carte de votre existence » en dix-huit « stations », de New York à Mexico en passant par les tombes de Mishima à Tokyo, de Jean Genet près de Tanger, ou de Rimbaud, toujours lui, à Charleville-Mézières…
Patti Smith : Je l’ai fini ! Celui-là, je viens de le terminer. J’ai été très vilaine : j’ai écrit un livre que je n’étais pas supposé écrire. J’ai un contrat qui stipule que je dois terminer l’autre, mais… écrire M Train était un tel plaisir. De tous mes livres, c’est celui qui fut le plus amusant à faire. Et quand je l’ai fini, eh bien, je n’ai pas pu m’arrêter. Et j’ai continué.
Ce livre s’intitulera M Train 2 ?
Patti Smith : Non ! Mais si j’écris un triptyque, c’est celui du milieu.
Plus surprenant : vous travaillez aussi sur un polar ?
Patti Smith : Oui. Mais c’est pareil : comme je travaille sur quatre ou cinq choses à la fois… Je bosse sur cette histoire de détective depuis quelques années, et je crois qu’elle va encore attendre quelques années.
L’histoire se déroule de nos jours, aux États-Unis ?
Patti Smith : En Amérique. À Londres. En Scandinavie. Mais pas en France. Le héros n’est pas français, il est américain. Et il n’y a pas beaucoup de crimes dedans.
Pas de meurtres ?
Patti Smith : Un ou deux. Mais le crime ne m’intéresse pas tant que ça, je préfère me pencher sur le détective lui-même. Comme dans cette série télévisée française que j’adore, Profilage. J’adore. Et j’adore l’actrice, Odile – enfin, son personnage. Je regarde la série depuis des années à chaque fois que je suis en France, et comme je ne parle pas français, je n’ai pas la moindre idée du scénario : qui a été tué, ce qu’il se passe, mais j’aime le héros, et je l’aime, elle. Je les observe, et je me fiche un peu des crimes. C’est l’esprit du détective qui m’intéresse, comme dans Sherlock Holmes : qui s’intéresse aux crimes ? L’important, c’est la manière dont son esprit marche. J’adore aussi The Killing ou The Bridge, toutes ces séries policières. Pour l’esprit du détective. Si des lecteurs attendent de moi du suspense, des crimes et des tueurs en série, ils vont s’ennuyer.
J’ai d’autres sujets que l’amour sur la conscience, en ce moment
Envisagez-vous toujours d’enregistrer un nouvel album cet hiver, avec votre fils, votre fille, ainsi que Flea, le bassiste des Red Hot Chili Peppers, et votre guitariste et ami Lenny Kaye, qui travaillait déjà sur votre album Horses en 1975 ?
Patti Smith : Je travaille sur des chansons, mais je suis sans cesse interrompue par d’autres choses. Comme ce projet avec le collectif Soundwalk, Nous avons déjà enregistré ensemble un disque à partir des poésies de la chanteuse Nico, et nous préparons maintenant un projet autour des œuvres de Rimbaud, d’Antonin Artaud et de René Daumal. Le fondateur de Soundwalk est venu le mois dernier jusqu’ici pour dormir dans l’herbe, il est resté éveillé toute la nuit, il est allé jusqu’à la gare pour enregistrer les sons de la nuit… Donc je travaille avec lui. Mais j’écris aussi des chansons.
Je crois savoir qu’une de ces futures chansons parlera d’Emma Gonzalez, cette jeune lycéenne qui a survécu à la tuerie de Parkland, en Floride, en février dernier (dix-sept morts, quinze blessés), qui milite pour le contrôle des armes à feu ?
Patti Smith : Emma… J’ai écrit une chanson pour Emma, mais pas sur elle à proprement parler. Les chansons sur lesquelles je travaille reflètent notre monde. Et, au point où nous en sommes, je n’écris pas vraiment de chansons d’amour. Je n’ai rien contre, hein : j’adore entendre une bonne chanson d’amour. Mais j’ai d’autres sujets sur la conscience en ce moment.
J’espère quand même qu’il y aura certaines chansons plus optimistes. Je ne veux rien enclencher pour cet album tant que je n’ai pas quelque chose qui justifie de mobiliser le temps des autres. Je ne suis pas une musicienne prolifique, je n’écris pas de musique sur laquelle on peut danser – même si j’adore danser. Je n’écris pas de pop, que j’aime aussi, pourtant. Donc, comme mes chansons sont en quelque sorte idiosyncrasiques, très subjectives, j’ai envie d’être sûre qu’elles ont quelque chose à offrir.
Et parmi ces futures chansons, y en a-t-il une qui possède déjà sa propre mélodie, que vous pourriez nous chanter ?
Patti Smith : Non-non-non-non ! (Elle rit.) Non. Aujourd’hui, tout le monde sait tout de tout le monde, vous ne pouvez plus aller chier que déjà quelqu’un est en train de vous prendre en photo. C’est bien d’avoir des secrets. Donc, je… travaille.
Merci, Patti Smith.
Patti Smith : Je vous en prie.
Propos recueillis par Richard Gaitet, à Roche. Photographies : Eva Sanchez. L’interview de Patti Smith est également à retrouver, en audio, dans la Nova Book Box du mardi 29 octobre.
Patti Smith, Dévotion (éditions Gallimard).
Visuels : (c) Eva Sanchez