Dans la France des cerveaux confinés, une bande dessinée des années 70 est redevenue incontournable : « L’An 01 » du grand Gébé, formidable utopie collective « pour sortir des rails, sans douleur », racontée par l’écrivain et vidéaste Pacôme Thiellement.
« – C’est formidable de pouvoir se parler sans se connaître, hein.
– Pour dire quoi ?
– N’importe quoi. Parler de soi.
– Pas intéressant. Y a des livres qui font ça cent fois mieux.
– Bah dis donc, t’es pas heureux, toi.
– Si, je suis heureux. Je sais qu’on n’a rien à se dire, mais je sais qu’on a le temps de chercher. Et je sais qu’on va trouver des choses qui n’ont pas été dites. Et ça, ça me rend heureux. Ça m’excite même drôlement.
– Tu crois qu’on peut trouver des idées que personne n’a jamais eues ? »
Ces idées « qui n’ont jamais été dites et que personne n’a jamais eues », quelqu’un s’est un jour levé du bon pied pour nous aider à les formuler ; pour nous inciter à ne plus monter dans le train-train de la civilisation industrielle aux mille ravages, pour imaginer des « pas de côté » afin d’éviter d’autres dérapages. Cet homme, c’est Gébé (1929-2004), merveilleux auteur-dessinateur qui, à l’orée des années 70, publia dans Charlie-Hebdo les planches d’une formidable utopie collective nommée L’An 01, constituée de « trucs pour sortir des rails, sans douleur ». Exemples : échanger les maisons et les appartements, en jeter les clés, « refuser de donner son temps aveuglément », « commencer à dire au revoir au pognon, aux bagnoles, à la publicité », « ne pas se laisser piéger, enfermer, dorloter par l’idée confortable… », autant de « mouvements » pour un futur « film à faire ensemble », qui fut tourné dans la foulée avec l’aide de Jacques Doillon, Alain Resnais et Jean Rouch, avant d’être applaudi par 500 000 spectateurs.
Un demi-siècle plus tard, dans la France à l’arrêt des cerveaux confinés par temps de crise sanitaire, L’Huma revoit le film et écrit : « C’est comme si Gébé avait imaginé l’après-confinement d’une pandémie qui aurait pour noms capitalisme, productivisme, consumérisme. » Médiapart, France Culture, L’Obs ou Les Inrocks en remettent tous une couche sur cette « œuvre fondatrice » qui pourrait soudain servir de « joyeux détonateur » pour tout réinventer. Au même moment, le journaliste Pierre Carles (Pas vu pas pris, La Sociologie est un sport de combat) met en ligne sur son site, en libre accès, un documentaire d’une heure sur L’An 01, qu’il faudrait projeter dans tous les lycées, avec beaucoup d’extraits du film, des interviews de Gébé et pas mal d’archives montrant des gonzes, syndicalistes, journalistes ou politiciens, partisans de la croissance zéro, qui tentèrent d’alerter les foules d’un monde courant à la catastrophe.
En parallèle, François Ruffin, député de la Somme, ouvre une page web dans la continuité directe de L’An 01, en appelant les internautes à écrire un essai collaboratif, sous la célèbre bannière gébéenne, « On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste ». Et si cela ne suffisait pas, Richard Gaitet crée sur notre antenne, avec le réalisateur Benoit Thuault, L’Arche de Nova, un podcast d’utopies poétiques pour futurs désirables, ouvertement inspiré du maître aux beaux yeux mélancoliques, diffusé chaque jour dans la matinale.
Pour comprendre pourquoi, comment, à quel point Gébé est devenu notre « contemporain capital », le juke-box littéraire de Radio Nova rouvre ses portes – enfin, après neuf semaines d’interruption ! – pour accueillir à bras ouverts l’écrivain, vidéaste et « pop yogi » Pacôme Thiellement, fin connaisseur de « l’art de penser » et de « l’anarchie douce » de Georges Blondeaux, auquel il consacra de belles pages dans son ouvrage Tous les chevaliers sauvages – tombeau de l’humour et de la guerre (éditions Philippe Rey, 2012, réédité chez Wombat). Nous parlerons de deux autres livres essentiels de Gébé, Tout s’allume (1979) et Lettre aux survivants (1982). Nous en profiterons, au passage, pour lire en tandem l’intégralité d’un chapelet d’insultes cathartiques rassemblées dans un petit bouquin cruellement marrant, La Vérité sur Max Lampin (Roland Topor, 1968, réédité chez Wombat), tout en évoquant le dernier livre de Pacôme, Tu m’as donné de la crasse et j’en ai fait de l’or, son « auto-exégèse d’un fou » parue chez Florent Massot en janvier 2020, dans laquelle il écrit : « La fin du monde commence maintenant. Ne voyez-vous pas comme il fait nuit en plein midi ? Il ne nous reste plus de temps du tout. »
Une émission imaginée et animée par Richard Gaitet, réalisée par Mathieu Boudon.
Pour voir le documentaire de Pierre Carles sur L’An 01, c’est ici : https://www.pierrecarles.org/-rubrique16-