Tourné il y a 47 ans le film est salle du jeudi 6 juin au lundi 10 juin
Janvier 1972, une nuée de voix s’échappe du New Temple Missionary Baptist Church, une église située dans le quartier de Watts à Los Angeles. L’ambiance est électrisante, enivrante. La foule, amassée dans le lieu saint, est touchée par la grâce. Le rythme est battu par les fidèles en transe présents à cette office bien particulière. Parmi ces gens, Mick Jagger, accompagné de son ami et batteur Charlie Watts, dégouline de sueur. « C’est une prestation vraiment électrisante qu’elle a donnée, elle a hérissé les poils de ma nuque (…) C’était une performance super chargée, une Aretha différente ce jour-là que je n’avais jamais vue », a récemment raconté le chanteur des Rolling Stones au L.A Times. Toutes ces ouailles sont tournées vers une seule personne, Aretha Franklin. Deux soirs ont suffi à celle-ci pour enregistrer un de ses live albums les plus mythiques, Amazing Grace. Ces deux messes devaient aussi être un film, tourné par Sydney Pollack. Pourtant les rushs sont restés dans des cartons et personne n’a pu voir cette intimité, cette folie ambiante qui se dégageait de ces deux concerts d’anthologie, qui flirtaient avec le mystique.
Depuis le film Let It Be qui racontait le dernier concert des Beatles donné en janvier 1969 sur le toit des bureau Apple Corps mais aussi le très connu Woodstock, documentaire sur l’emblématique festival, la mode des films documentaire live est lancée. Les studios Warner dépêchent donc sur place un certain Sydney Pollack – nommé quelques mois plus tôt aux Oscars pour son film On achève bien les chevaux – histoire de filmer ce concert d’Aretha Franklin qui s’annonce très particulier. Particulier, car la chanteuse officie pendant deux nuits comme choriste principale d’une messe tenue par le « Roi du Gospel » James Cleveland et ses choristes, les « Southern California Community Choir », le tout en présence de son père, pasteur reconnu. Particulier aussi, car Pollack, aussi brillant soit-il, est habitué à la réalisation de fictions, et n’a jamais filmé de documentaire de sa vie.
Le tournage, ainsi, est assez compliqué, comme le raconte Joe Boyd, immense producteur et dénicheur de talents en tous genres présent lors du tournage pour représenter Warner. « Le célèbre réalisateur Sydney Pollack, s’était avéré être un grand fan d’Aretha et voulait le filmer lui-même. Je me souviens avoir dit : « Pensez-vous que ce soit sage ? Filmer de la musique live est une compétence très spécialisée ». Mais en vain ; L’équipe Pollack entra et je restai assis à l’écart, digérant ma leçon de politique en studio à Hollywood. Le premier soir à l’église, j’ai demandé à l’un des caméramans comment ils allaient synchroniser l’image. ils m’ont dit qu’ils » l’avaient sous contrôle » (…) En fait, ils ne l’avaient pas .» Le film, n’ayant même pas de raccords entre la vidéo et le son, est un casse-tête à monter. Un détail : les techniciens n’ayant pas penser à faire de clap pour raccorder les deux car à l’époque tout se fait sur bande, un calvaire.
Il restera donc dans des cartons jusqu’en 2007. « Le rédacteur en chef m’a appelé quelques jours plus tard pour lui dire qu’il ne pouvait rien faire car il n’y avait aucune marque de synchronisation. Pollack passe à son prochain long métrage et les images sont consignées dans les coffres Burbank Studio. Au fil des ans, je me suis parfois demandé si quelqu’un essaierait de le ressusciter », raconte Joe Boyd. Il y a douze ans, Allan Elliott rachète les rushs bruts avec cette volonté donner vie enfin à ce film. Ce n’est que trois mois après le décès de la « Queen of Soul » en aout 2018, que le Franklin Estate, les enfants d’Aretha et le producteur sont parvenus à une entente. Ce film hors du temps, tourné en deux nuits, n’est pas un documentaire à proprement parler. Joe Boyd, était présent dans la salle les deux soirs pour superviser les équipes de tournage. Recontacté par Alan Elliott en 2010, il rejoint la production du documentaire et raconte : « D’après quelques conversations de 1972, j’avais l’impression que Pollack prévoyait d’interviewer tous les principaux personnages et de créer un documentaire musical rempli d’interviews, autour des images de ces deux soirées. Alan a tourné dans la direction opposée: pas de personnalité qui parle, pas d’analyse, personne ne prend le public par la main, pas d’alerte sur ce que vous allez voir. Le spectateur est tout simplement plongé dans les événements et la musique des deux soirées à l’église de (James ndlr) Cleveland. Les caméras captent donc un moment de vie où la spiritualité dépasse la musique et inversement. Tout n’est que foi et volupté, à commencer par la chanteuse elle-même.
Au moment de ce live, Aretha Franklin sort d’une période trouble. Première des charts R&B avec son album Spirit in the Dark en 1970, on lui reproche néanmoins d’avoir tourné le dos au gospel. Aussi, elle a perdu son ami et directeur musical, King Curtis en aout 1971, assassiné par deux junkies devant chez lui à New York. Aretha Franklin, à quelques mois de la trentaine, décide donc de revenir au gospel, son premier amour et la raison de ses premiers succès, Une façon pour elle de refermer une boucle. Elle a grandi dans une famille très croyante, fille d’une chanteuse et pianiste de gospel et d’un père pasteur itinérant . « Aretha a chanté le Blues. Elle a chanté le Rythm and Blues. Elle a chanté des chansons de Broadway et des Folk songs. Elle a chanté du Jazz… Maintenant dans le prolongement des changements opérés dans sa vie, il est temps pour Aretha de revisiter la musique qui a donné véritablement naissance à son art, et qui la porte chaque jour de sa vie », écrit le pasteur Jean-Luc Gadreau dans son livre Sister Soul (Ampelos). Amazing Grace deviendra l’un des albums gospels les plus vendus au monde avec près de deux millions de copies écoulées. Aretha Franklin finira même son live par « Never Grow Old », un classic du gospel, chanson qu’elle avait interprété dans son premier album Songs of Faith. Ce documentaire capte donc ce moment où l’artiste s’accomplit et crée un cercle vertueux entre ce qu’elle fût, petite, choriste pour son père et cet instant, à l’aube de ses trente ans où elle touche une mystique et fabuleuse grâce…
Visuel © pochette d’Amazing Grace d’Aretha Franklin